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Martine Lusardy : « L’art brut, expression de la singularité la plus radicale »

par Véronique Giraud
Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre. ©Rivaud-NAJA
Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre. ©Rivaud-NAJA
Arts visuels Arts plastiques Publié le 30/03/2025
La Halle Saint-Pierre présente pour la première fois au monde une exposition dédiée aux productions d'art brut en Iran. Martine Lusardy, directrice du lieu et co-commissaire, éclaire ce que les auteurs d'art brut ont d'universel dans leurs expressions d'une humanité sans fond.

Que nous apprend l'art brut iranien ?

Exactement ce que nous apprend l'art brut. Dubuffet ne s’est intéressé qu’à l’art brut occidental, avec une critique féroce de l’institution culturelle, de l’art savant, de l’héritage classique qui autorise à émettre des jugements sur l’art et la création. Ce qui est intéressant c’est de partir de la pensée de Dubuffet, et de la confronter à des cultures non occidentales comme celle d'Iran. Et ça fonctionne. C’est une pensée évolutive qui montre que, au sein de chaque culture, il y a des idiosyncrasies, des voies qui s’élèvent pour contester de l’intérieur une culture dominante. Cela existe dans toutes les cultures.

L’art brut met en scène le rapport entre l’individu et le collectif. Le collectif est plus ou moins coercitif, ses normes sont plus ou moins partagées. Il y aura toujours une singularité qui, même si elle adhère à cette communauté, va exprimer ses pensées de façon totalement nouvelle et proposer des formes dont la nouveauté est radicale. Dans la diaspora africaine américaine, le jazz est cette forme singulière. En peinture, un artiste comme Bill Traylor a exprimé cette expérience africaine de l’esclavage de façon totalement unique. L'art brut est l’expression de la singularité la plus radicale. C’est peut-être cela qui nous fascine.

 

Qu’apprend-on des artistes exposés ?

Un Iranien qui se promène dans l’exposition reconnaît des images. La culture iranienne est trois fois millénaire, avec ses mythes, ses récits épiques, comme le Shahnameh qu’on voit ici, avec aussi les premiers moments de l’islam repris dans des textes illuminés. Toute cette histoire est réappropriée, réinterprétée de façon très personnelle. Parfois on se demande si l’artiste n’est pas le héros, il y a une fusion entre le récit épique et le désir de l’artiste de se retrouver lui-même héros de sa propre vie. On ressent souvent, avec l’art brut, cette projection dans des situations de grandeur, héroïques. C’est le moyen de redonner sens et grandeur à une vie misérable ou aux drames qui vous détruisent. En osant se mesurer, s’identifier au dieu créateur pour soi-même se redresser. Si Dieu intervient très souvent dans l’art brut ce n’est pas une allusion à la religion mais à la toute-puissance de dieu. Dans ces œuvres on voit souvent des moments d’explosion de création. C’est tellement puissant qu'on ressent à la fois de l’admiration et de l’effroi.

Dans l’art brut on retrouve des archétypes. Les arbres dessinés par le couple XXXX ne sont pas une reproduction naturaliste, ils font le lien entre le ciel et la terre avec leurs racines. On retrouve l’arbre dans beaucoup d’œuvres et on en revient vers des mythes et des figures archétypales qui ont été présents dans toutes les cultures. C’est en cela que l’art brut est universel, ces images on les retrouve dans toutes les cultures, mais là elles sont réinterprétées de façon très personnelle, comme la série d’arbres dessinés par le couple XXX. Chacun a dessiné de façon différente, c’est un geste réparateur du drame de la vie, ils ont mis du temps à associer leur dessin. Là aussi c’est une rencontre qui dépasse le quotidien, c’est une rencontre spirituelle.

Des dessins expriment des récits religieux et on se rend compte qu’en France l’image de l’islam est extrêmement réduite. Là on a un islam chiite très éloigné de celui qui s’est répandu au Maghreb. On a l’habitude d’un islam plein d’interdits et là on voit des dessins mêlés d’érotisme, d’amour de la vie, de frivolité. Cela interroge et il est très important que l’art interroge. C’est peut-être sa fonction de nous transporter vers un monde sensible qui nous rappelle ce qui fait de nous des humains. Les sentiments et le corps. Celui-ci est extrêmement important. On retrouve ici la force du corps. Notre culture occidentale a fini par privilégier la raison sur le corps, on y revient mais via des voies perverties par la commercialisation, la consommation, la matérialisation de notre monde. L’art brut nous oblige à faire un arrêt pour comprendre ce que c’est qu’être humain puisque les auteurs d’art brut ont puisé dans leur humanité, dans l’humanité collective, pour devenir eux-mêmes humains. Ils n’ont pas dissocié le corps de l’esprit, ni la raison des sentiments, des pulsions. Tout est convoqué.

 

Ce qui peut déranger c’est qu’on ne connait pas l’intention de ces auteurs…

On ne la connaît pas parce qu’elle n’est pas préalable à l’œuvre. L’intention c’est de créer. On a été nourris de cette injonction de « je pense donc je suis », de la raison, et on a oublié tout le reste. La pensée ne peut pas résoudre le problème de notre souffrance. Il faut qu’elle soit prise en charge par autre chose.

 

La souffrance a été prise en charge par la religion…

Oui, mais c’est fini. Et aujourd’hui on veut que notre souffrance soit prise en charge par la science. N’empêche que la souffrance continue à exister. Or la création peut prendre en charge tout ça. Le rapport à la création est évident pour les enfants. Ils sont mis dans un monde d’adultes effrayant, qu’ils ne connaissent pas, il faut qu’ils s’habituent à ce monde, à ses règles. Eux résolvent ça à travers le jeu, qui est une création. C’est à travers le jeu qu’ils inventent les moyens d’exister dans ce monde qu’ils n’ont pas choisi. On voit comment à travers leurs dessins, ils remettent en scène des moments difficiles de leur existence. Cela leur permet de les mettre à distance, et de donner un sens à cela. Ça les aide à grandir. Ce rapport à la création, qui est vital au début de l’existence, est ensuite encadré alors que la création ne supporte pas les cadres. L’art brut est venu déconstruire toutes ces normes esthétiques, sociales, religieuses, qui décident de ce qui est beau ou non, de ce qui est de l’art ou non. On a un savoir en nous, il faut le libérer. Peu importe que ce qu’on crée ne corresponde pas aux normes existantes. L’art brut réinvente les chemins de la création. Réinvente des jugements qui sont arbitraires et qui souvent émanent de ceux qui ont le pouvoir de juger et qui en abusent.

 

L’art contemporain iranien contestataire émane le plus souvent de la diaspora, mais comment est vécu l'art brut en Iran ? Est-il considéré ? visibilisé ?

Pour l’instant en Iran, cette forme d’expression existe mais il n’y a pas de lieu dédié à la création hors les normes. Ceux qui reconnaissent cette forme d’art le montrent dans des galeries d’art contemporain. Il est donc visible, mais il va perdre sa spécificité. Les auteurs d’art brut ne créent pas pour les mêmes raisons que les professionnels de l’art, qui connaissent les règles du jeu et peuvent s’y adapter pour pouvoir en vivre. Les auteurs d’art brut ne vont pas s’adapter au monde de l’art.

Ce qui est important c’est qu’on ne peut pas dissocier dans l’art brut l’œuvre de la vie de l’artiste. Qui traverse des moments où le besoin de créer est irrépressible et non négociable. Parce que s’il ne crée pas il n’existe pas.

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