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Marseille, le Dock des Suds liquidé la fête continue

par Pierre Magnetto
Situé au cœur d’une friche industrialo-portuaire, le Dock des Suds est aujourd’hui cerné par les immeubles flambant neufs dessinés par des stars de l’architecture. © Naja
Situé au cœur d’une friche industrialo-portuaire, le Dock des Suds est aujourd’hui cerné par les immeubles flambant neufs dessinés par des stars de l’architecture. © Naja
Le Dock des Suds, des ambiances et des fêtes débridées jusqu’au bout de la nuit. © Jean de Peña
Le Dock des Suds, des ambiances et des fêtes débridées jusqu’au bout de la nuit. © Jean de Peña
Un ancien quai de déchargement du hangar des épices devenu terrasse pour prendre un verre ou manger un morceau. © Naja
Un ancien quai de déchargement du hangar des épices devenu terrasse pour prendre un verre ou manger un morceau. © Naja
Arts vivants Musique Publié le 07/04/2025
Lundi 31 mars l’association Latinissimo a mis un « Point final » à son aventure menée au Dock des Suds à Marseille depuis 1997 par une fête mémorable, forte en émotions et riches en souvenirs pour des générations de marseillais. L’avenir de la Fiesta des suds et de Babel Music XP, ses deux événements majeurs, n’est pas remis en cause.

« Nous sommes de vieux gitans, on aime bien se promener, amener les spectateurs à découvrir des lieux nouveaux et des sons originaux ». A une heure avancée de la nuit, en ce 1er avril, alors que s’éteignent les derniers projecteurs et que s’envolent les dernières notes de musique de cette ultime fête au Dock des Suds de Marseille, reviennent ces quelques mots de Bernard Aubert, lâchés au détour d’une interview en 2022 alors que la Fiesta des suds fêtait son 30e anniversaire. Quelques mois plus tard Bernard Aubert, l'un des mentors de l'équipe avec Florence Chastanier, s’en allait sans crier gare, laissant ses compagnons de route dans la peine, mais pas sans héritage. Nomade, l’association Latinissimo qui porte la Fiesta et, depuis 2005 Babel Music XP, forum des musiques actuelles du monde destiné aux professionnels, l’aura été pendant quelques années organisant ses premières fêtes en 1992 et 1993 aux Docks de la Joliette, aujourd’hui centre commercial et siège d’entreprises, puis en 94 et 95 au J4, ancienne gare maritime dont l’esplanade abrite depuis 2013 le Mucem et la Villa Méditerranée, puis pour une année en 96, à l’ancienne manufacture des tabacs où se trouvent désormais les archives municipales de Marseille. Et puis enfin, comme le font parfois les nomades ou " les vieux gitans ", Latissimo a commencé à se sédentariser à partir de 1997 en occupant le hangar à sucre désaffecté, puis le hangar aux épices en 1998, transformant le site en ce qui est devenu alors le Dock des Suds.

 

Au coeur d’une friche industrialo-portuaire Le hangar qui appartenait au Port Autonome de Marseille, transformé en Grand Port Maritime en 2008, était situé en face de la gare de marchandises d’Arenc desservant le port, sous une passerelle d’autoroute, à quelques centaines de mètres des bassins de radoub et des chantiers de la réparation navale. Le paysage a bien changé depuis. Tout autour des immeubles d’habitations et de bureaux ont poussé. La cité scolaire internationale Jacques Chirac dessinée par le tandem Ricciotti et Carta construite sur le trottoir d’en face fait la fierté de la région PACA. A quelques encablures le conseil départemental a installé dans un bâtiment signé Corinne Vezzoni les archives et la bibliothèque départementales Gaston Defferre. Ce paysage urbain rénové est toisé du haut de leurs 146 mètres et 136 mètres respectifs par la tour de l’armateur CMA-CGM conçue par l’architecte Zaha Hadid et la tour La Marseillaise de Jean Nouvel. Alors peut-être qu’au milieu de ces productions de « starchitectes », ce vieil hangar témoin d’une époque révolue, celle où les quais et les bassins de Marseille fourmillaient de mille trafics maritimes aujourd’hui déplacés plus loin, à l’Ouest vers le golfe de Fos, faisait-il un peu tâche avec ses conteneurs à l’extérieur, ses œuvres de street art en façade et sur son fronton, inscrit en rouge vif « Dock des Suds ».

 

L’image moderne d’une cité vieille de 26 siècles Depuis 1995 tout ce secteur du Nord de Marseille, alors en friche, fait l’objet d’une vaste opération de rénovation urbaine d‘intérêt national pilotée par l’établissement public d’aménagement Euroméditerranée. Après 30 années l’opération est loin d’être terminée mais d’ores et déjà la zone s’affiche comme le troisième quartier d’affaires du pays et, avec ses tours et immeubles en front de mer, ambitionne de dessiner une skyline visible depuis la mer portant la signature moderne d’une cité fondée il y a 26 siècles. Alors, Euroméditerranée, devenu propriétaire des lieux a décidé de récupérer le Dock pour en faire autre chose. On ne peut pas dire pour autant que les occupants aient été pris de court. Il y a belle lurette que l’établissement public avait manifesté son intention. En 2016 déjà il envisageait d’y construire une piscine pour les salariés des entreprises du tertiaire venues s’installer dans le secteur. Le projet n’a jamais vu le jour, comme ne verra jamais le jour celui d’y aménager une cité du cinéma porté par la région PACA en chef de file avec les autres collectivités dans le cadre du plan " Marseille en grand ". Il a été abandonné à la faveur de la révélation par Michel Barnier de l’ampleur des déficits publics et des économies budgétaires demandées aux collectivités en octobre dernier. Pour autant, le Conseil d’administration d’Euroméditerranée a acté en novembre la fermeture du dock au 31 décembre 2024, laissant par la suite un sursis de 3 mois s’achevant au 31 mars, date du « Point final » comme les locataires ont appelé cette dernière soirée car disaient-ils, « on ne va pas se quitter comme ça ».

 

Jubilation et nostalgie au Point final Et de l’ambiance il y en a eu dans cette nuit du 31 mars au 1er avril. Les billets mis en vente en ligne pour 6 euros se sont arrachés comme des petits pains au point que le site qui les commercialisait priait ceux qui n’avaient pu en obtenir de s’inscrire quand même sur liste d’attente, on ne sait jamais il y aurait pu y avoir des désistements… Et la soirée a été à la hauteur de la réputation de la Fiesta et de ce lieu magique qu’était le Dock, car il faut bien en parler au passé désormais. Côté programmation ça a plutôt secoué. Pas vraiment de grosse tête d’affiche mais avec Le Massilia Reggae Club, et son sound system à l'ancienne conçu pour danser et s'amuser au rythme de la musique, avec les collectifs de hip-hop et d’électro Chinese Man, et de DJ Human ET crew, il y avait de quoi se bouger sur le dance flor. Et c’est sans parler de la Banda du dock, née en ces lieux pour la Fiesta et pour créer le buzz autour des musiques traditionnelles d’Espagne, d’Italie, de France… avant d’ouvrir son répertoire à d’autres influences et d’autres styles de musiques, le rock, l’électro et, qui fait des dates toute l’année bien loin de Marseille. Événement à la hauteur et aussi multi générationnel ; il y avait celles et ceux qui avaient 20 ou 30 ans en 1992, celles et ceux qui les ont aujourd’hui et, celles et ceux qui les ont eu entre temps. Alors forcément il y avait une jubilation à se reconnaître entre aficionados quel que soit son âge et aussi, pas mal de nostalgie pour ceux qui étaient présents au concert de Bashung sous la passerelle autoroutière en 2008 quelques mois avant sa mort et qu’on se remémorait avec émotion en cassant la croute à une table ou en prenant un verre au bar, de Patti Smith sous chapiteau en 2004, ou encore Marianne Faithfull (2002), Nina Hagen (2009), Suzanne Vega (2007)… et bien d’autres encore.

 

Un modèle économique qui vacille C’est donc une page d’histoire qui se tourne, mais elle ne signifie pas pour autant la fin de Latinissimo, de la Fiesta ou du Babel même si la pilule a du mal à passer. « Aujourd’hui, j’ai toujours de la colère, le sentiment d’un gâchis, que ce n’est pas normal qu’Euroméditerranée traite aussi mal des associations qui sont là depuis trente ans et qui bénévolement créent des choses, sans même les rencontrer, sans discuter », s’insurge Jacques Lantelme, le président de Latinissimo. Avec le Dock l’asso perd son siège social, son centre de stockage de tous les matériels nécessaires à l’organisation de ses manifestations sans qu’aucune solution de relogement n’ait été proposée. Mais surtout, c’est son modèle économique qui vacille. La Fiesta des suds et Babel Music XP survivent en partie grâce aux subventions publiques, mais ces dernières arrivent en caisse la plupart du temps bien après la fin des événements. « La région nous a versé le solde de Babel 2024 deux semaines avant l’édition 2025 qui s’est tenue en mars. Pour la Fiesta qui s’est déroulée en octobre 2024 nous n’avons toujours rien reçu, en attendant nous avons dû sortir 40 000 euros de salaires et de frais divers », confie Jacques Lantelme. Le Dock des Suds était le théâtre du troisième pilier qui permettait à Latinissimo de tenir debout avec l’accueil de concerts « sur lesquels on ne dégageait pas grand-chose si ce n’est les recettes du bar », et l’organisation d’événements privés dans l’esprit fiesta qui intéressait nombre d’agences événementielles et s’avéraient plus intéressants financièrement. « Cela absorbait toutes les charges fixes et dégageait de la trésorerie permettant d’attendre le versement des subventions » précise Jacques Lantelme. Mais ce troisième pilier s’est écroulé. « Lorsqu’on a négocié après le jugement d’expulsion nous avons abordé la question du fonds de roulement, Euroméditerranée s’est engagé à nous verser de quoi tenir 2 ou 3 ans, sans être déficitaire ». Bref, Latinissimo recherche un nouveau siège, une nouvelle zone de stockage mais n’est sans doute pas prête à s’investir dans la création d’un nouveau lieu si tant est qu’un tel endroit serait disponible à Marseille.

 

Quand la foudre était tombée sur le hangar Le Dock a pourtant bien failli disparaitre par le passé. Une nuit de septembre 2005 le bâtiment avait été détruit par un incendie provoqué par la foudre, mais la Fiesta, qui était programmée un mois plus tard, avait quand même eu lieu sous un chapiteau, monté sur un terrain adjacent occupé de nos jours par des immeubles flambant neufs. Laurent Montrozier, ancien agent Edf spécialiste de la sécurité était au sein de l’équipe de Latinissimo le responsable technique et sécurité des installations du Dock des Suds. « Il y a eu des rumeurs pour dire que nous avions fait un coup à l’assurance alors que même les gens des bureaux de la tour de direction du Port autonome ont vu la foudre tomber sur le hangar » ironise-t-il (NDLR – cette tour n’existe plus, remplacée par le centre commercial Les terrasses du port). Mais il préfère se souvenir de l’élan de soutien qui s’en est suivi, de celles et ceux venus se proposer pour aider à remettre les lieux en état. « De nombreux collègues d’Edf ont posé des jours, sont venus sur leur temps libre pour refaire toutes les installations électriques ». En 2006 l’association retrouvait son Dock. Mais cette fois il n’y aura ni nouvelle chance, ni résurrection.

 

Une salle manquante pour les musiques actuelles Avec le Dock des Suds, Marseille perd une salle dédiée aux musiques actuelles qui n’a pas d’équivalent dans la ville. Le hangar pouvait accueillir jusqu’à 2800 personnes dans la Salle des sucres et 1400 dans le Cabaret rouge, quand les autres salles de la place ont des capacités nettement inférieures ou au contraire, beaucoup plus importantes. Bien sûr il y a bien le Cepac Silo ou le Dôme qui dans certains cas peuvent monter jusqu’à 2000 places et plus, mais leur configuration est différente et génère une programmation certainement plus policée qu’au Dock où se produisaient pas mal de groupes et collectifs électro ou hip-hop dans des ambiances débridées. « Un producteur a besoin de se roder, de se tester en production, de tester son public. Certains qui aujourd’hui font 13 000 personnes au Parc Chanot ont commencé au Dock avec 1500 personnes et une montée en charge progressive sur plusieurs années. Aujourd’hui ils n’auraient plus cette possibilité », s’irrite le président de Latinissimo.

 

L'héritage de Marseille Capitale européenne de la culture 2013 Dans ce contexte, nombreuses sont les personnes à déplorer les promesses non tenues de Marseille Capitale européenne de la culture 2013. En termes d’équipements et d’infrastructures nouvelles, l’héritage est plutôt maigre, en particulier pour la musique. Le Mucem construit sur l’esplanade du J4 reste la réalisation la plus remarquable. Et encore, le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée est à mettre au crédit de l’État, pas de la ville ni de la métropole. La région, elle, avait construit la Villa Méditerranée juste à côté, sans lui donner de destination précise au départ, jusqu’à ce qu’elle décide en 2022 d’y implanter la réplique de la grotte Cosquer découverte en 1985. En ce qui concerne le Dock, ces mêmes collectivités qui siègent au conseil d’administration d’Euroméditerranée y disposent de bien peu de pouvoir. « En tout cas, poursuit Jacques Lantelme, nous n’avons eu aucun retour de la Région, ni du Département, ni de la conseillère métropolitaine qui siège au CA. Le seul qui nous soutienne c’est Jean-Marc Coppola, l’adjoint à la culture de la ville de Marseille mais il n’est pas administrateur de l’établissement public ». Peut-être la ville contribuera-t-elle à donner le coup de pouce nécessaire pour que Latinissimo retrouve un siège.

 

Et la fête continue ! Si l’histoire du Dock se termine en eau de boudin celles de la Fiesta des suds et du Babel Music XP se poursuivent. « Après l’abandon du projet de cité du cinéma à l’automne 2024 on s’est dit qu’il n’y avait plus de raison que ça s’arrête pour nous », confie Nathalie Solia, la directrice de la Fiesta. Mais l’espoir a été vite douché, non seulement le CA a confirmé l’expulsion un mois plus tard mais par la suite, il a désigné La Plateforme comme occupant transitoire des lieux. Cette école du numérique, fondée par l'entrepreneur Cyril Zimmermann avec le Club Top 20 réunissant les grandes entreprises du territoire métropolitain, est sensée porter dans son projet un volet culturel. « Nous espérons pouvoir discuter avec son directeur, pas dans l’idée de rester dans le lieu, mais peut-être qu’il en sortira quelque chose de positif », poursuit-elle. En réalité, depuis son édition de 2017 la Fiesta des suds ne se fait plus au Dock, en tout cas pas dans sa totalité, les concerts se déroulant sur l’esplanade du J4. Le Dock, lui, servait de base de repli pour les afters qui, après les derniers concerts de la soirée, prolongeaient la fête jusqu’au bout de la nuit sur des musiques techno. L’équipe cherche la solution pour aller de l’avant, « peut-être le ferons-nous hors les murs, en ouvrant des partenariats et des collaborations avec d’autre structures, ce qu’on ne faisait pas avant parce qu’on n’avait pas le besoin d’aller exister ailleurs qu’au Dock », explique Nathalie solia.

 

Un marché international des musiques actuelles Côté Babel Music XP on a aussi pris les devants. En mars cet événement d’envergure a été accueilli à la Friche de la Belle de Mai. Cette année, ce marché des musiques actuelles destiné aux professionnels a attiré 1500 opérateurs culturels en provenance de 70 pays, permis l’organisation de 40 rencontres professionnelles, de sessions de speed dating, la production de 30 concerts avec des artistes en provenance de 21 pays. Mais si auparavant tous les concerts se déroulaient au Dock, cette année ils ont été organisés dans diverses salles de la ville : l’Espace Julien, le Makéda, l’Alcazar, la Cité de la musique… « Pour les concerts du soir c’était important de pouvoir rassembler plusieurs scènes sous un même toit, il n’existe pas d’autre lieu sur Marseille autre que le Dock pour le faire. Quand tout de déroule au même endroit, les pros ne sont pas à l’abri d’une belle surprise, d’une découverte inattendue », commente Olivier Rey, le directeur du Babel. Mais sa déception va au-delà du seul impact sur Babel de la fermeture, révélatrice  selon lui d’un manque. Et  l'on reparle des salles de concerts. « Dans cette ville, il y a des chaînons manquants dans les infrastructures, ça pose la question de l’héritage de 2013 qui au final a produit de la requalification urbaine sans laisser d’héritage pour des équipements culturels autour de la musique. C’est du marketing territorial qui fait travailler le tourisme, pas de problème, mais qui n’a pas permis de capitaliser pour les opérateurs de la culture, pour le public et pour les artistes. Or, il suffit de voyager un petit peu pour se rendre compte que des villes plus petites sont bien mieux dotées que nous sur des équipements dédiés à la musique alors que c’est sans doute la discipline artistique la mieux partagée par tous », regrette-t-il.

 

Tous les possibles sont ouverts Alors que Flolorence Chastanier, Francis Basset qui s'occupait de la sécurité, Marc Aubergy le grand ordonnateur de la Bodega, et les autres protagonistes de la génération des fondateurs de Latinissimo demeurent au conseil d’administration, Nathalie Solia et Olivier Rey représentent la relève opérationnelle. Une relève nourrie à l’ADN de la Fiesta et du Babel. La première, directrice de la Fiesta depuis 2021, y est entrée comme médiatrice culturelle en emploi jeune en 1999. Le deuxième y a fait sa première apparition en 1993 en tant que musicien du groupe de rock Kanjar’oc, avant d’intégrer l’équipe en 1995 puis de devenir directeur du Babel en 2020. « Avec Nathalie nous avons pris la suite, avec des événements à faire exister qui demandent une réorganisation et nous allons de l’avant. Nous ne sommes pas pessimistes car ces événements sont dans une bonne dynamique. La Fiesta est dans une phase de réécriture, de réinvention et Babel a connu un nouvel élan cette année », se rassure Olivier Rey. « Nous menons deux projets culturels structurants pour le territoire, et nous continuons de renouveler. La Fiesta, c’est notre terreau et tous les possibles sont ouverts, tout est envisageable », conclut Nathalie Solia. La prochaine édition de la Fiesta des suds aura bien lieu, ce sera du 9 au 12 octobre sur l'esplanade du J4.

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