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Mot de passe oublié ?Interrogée par un journaliste, au début de l’invasion de l’Ukraine, sur la tour de vis contre la démocratie qui sévissait en Russie, la grande écrivaine Lioudmila Oulitskaïa répondait que, depuis sa naissance, elle ne voyait pas très bien ce qui avait changé. Dans un pays où tout citoyen un peu critique sait qu’il ne faut pas parler à voix haute en public, se méfier de ses voisins, et faire profil bas sur les réseaux sociaux, le théâtre apparaît comme une incongruité. Comment en serait-il autrement sans parole libre, sans texte non censuré, sans crainte qu’un rassemblement, fut-il celui du public, ne soit considéré comme une menace envers l’État ? Pour poursuivre la passion de leur art, Inga Zotova-Mikshina et Roman Zotov-Mikshin ont dû s’exiler. Ils sont partis en Tchéquie et travaillent désormais avec la Spitfire Company, qui présente deux pièces à Avignon. La scénographie de The Last of the Soviets se ressent de ce voyage à Prague, notamment par ce flirt de l’absurde et du tristement réel que ne réprouveraient pas des écrivains comme Ivan Klima ou Bohumil Hrabal.
Inspirés des écrits de Svetlana Alexievitch. La pièce reprend un procédé connu : deux journalistes de télévision vont énoncer des informations qui mêlent faits réels, humour noir et témoignages. L’auteur israélien Yuval Rozman avait procédé de même dans The Jewish Hour pour dénoncer l’antisémitisme « du quotidien ». Ici la situation politique comme la matrice de l’humour diffère. S’appuyant notamment sur les écrits de la prix Nobel biélorusse de littérature Svetlana Alexievitch, la pièce de la Spitfire Company met sur le même plan les différentes époques et pays de l’ancienne ère soviétique. Des blagues macabres autour de la catastrophe de Tchernobyl aux paroles de soldats d’Afghanistan, en passant par les injustices sociales en Russie, ce journal télévisé pointe les détails devenus si signifiants de la vie quotidienne. Ils sont bien sûr nombreux, rebondissent les uns sur les autres, et laissent à peine le temps de les digérer tant l’actualité est malheureusement riche en humiliations, mensonges et tortures. Preuve que le sujet occupe les débats d’aujourd’hui, la pièce rapporte, comme l’a fait Julie Deliquet dans La guerre n’a pas un visage de femme (création faite en juin au Printemps des Comédiens), des témoignages de femmes militaires pendant la seconde guerre mondiale, également recueillis par Svetlana Alexievitch.
« Bonsoir et bienvenue au J.T. de la chaîne publique russe ». Les journalistes énoncent les titres : la récolte abondante de l’année grâce à Tchernobyl, le goût d’un pistolet 9 mm, la responsabilité de la CIA dans la chute de l’URSS, le pouvoir d’achat de 1 000 roubles… Les sujets s’enchaînent à une vitesse folle, suivis de reportages métaphoriques réalisé en direct grâce à une multitude d’objets inattendus mis en scène sur la table des présentateurs. Avec abondance de témoignages, comme il se doit dans un journal sérieux. Tel ce soldat qui se demande pourquoi il a signé : « ils ont joué sur notre sens de la virilité » ou cet autre qui ne doit pas oublier que la grande armée patriotique est « saine moralement ». C’est fou, c’est absurde, c’est phénoménal. Au final, une jubilation d’humour noir autour d’une réalité mortifère.
La Spitfire Company interprète également Vivat Messi, et participe, le 13 juillet à 10h30 au Musée Angladon à une table ronde sur le thème « Théâtre tchèque, un espace de liberté ».
The Last of the Soviets, conçu et mis en scène par Petr Bohac. La Manufacture, jours pairs du 5 au 22 juillet. Avec Inga Zotova-Mikshina et Roman Zotov-Mikshin. Spitfire Company.
Vivat Messi, conçu et mis en scène par Petr Bohac et Mirenka Cechova. La Manufacture, jours impairs du 5 au 22 juillet (relâche le 17). Avec Daniel Prazac, Taro Troupe et badfocus. Spitfire Company.