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Mot de passe oublié ?La nuit n’est pas chose facile. Au Moyen-Âge, dès le soleil couché, on fermait les portes des remparts pour éloigner les brigands, les animaux sauvages et quelques êtres démoniaques dont il valait mieux ne pas prononcer le nom, ne pas connaître l’existence. Puis vint l’ère de la Raison, les Lumières qui étendirent sur la nuit leurs clartés normatives. L’humain pouvait désormais régenter la nature sans craindre les débordements. Séduit par le cartésianisme des loges maçonniques, Mozart en fit un Opéra, La Flûte enchantée où le jour (masculin) s’imposait à la nuit (féminine). Un opéra lumineux, grandiose, que l’on ne cesse aujourd’hui de jouer. Peut-être parce qu’il porte sa propre contradiction : le plus bel air est chanté par la Reine de la nuit…
La nuit toujours perturbatrice. La nuit viendra encore perturber la littérature lorsque Méphistophélès lancera à Faust son invitation alléchante à la Nuit de Walpurgis : « Une centaine de feux brûlent dans le cercle ; on danse, on babille, on fait la cuisine, on boit et on aime ; dis-moi maintenant où il y a quelque chose de mieux » écrira Goethe traduit par Gérard de Nerval. L’écrivain allemand brisait là la volonté papale de soumettre le corps des femmes, de l’empêcher, de le dénoncer comme hérétique jusqu’à couvrir l’Europe des bûchers de sorcières allumés par l’Inquisition. C’était il y a longtemps. On pensait les danses frénétiques démodées et la nuit, assagie, enfermée dans des établissements portant le nom paradoxal de « boîtes ». Seuls quelques prés interdits accueillaient encore des Rave Parties aux décibels aussi foudroyants que des cachets illicites. Et la voilà qui ressurgit sur la scène de la Cour Saint-Joseph, en plein festival d’Avignon, invitée par la chorégraphe danoise Mette Ingvartsen. Une Delirious Night venue du fond des temps, mais bien actuelle : « Je fais tout ce que je peux / Mais tout le monde s’en fout / Comment résister » ? Et cette réponse des danseurs qui dit bien le spectacle : « Je veux résister ».
Manies et Bal des folles. Formée à l'école d'Anna Teresa de Keersmaeker et Theo Van Rompay, Mette Ingvartsen interroge avec constance la place des corps là où les mots dérangent ou font défaut. Dans l’orgasme, les pandémies, les violences… Sa création pour le festival d’Avignon porte un thème qui lui est cher : « comment vivre en période de crise peut affecter nos corps, et comment la danse collective peut être un moyen kinesthésique de répondre ». La crise n’étant pas la première qu’engendre notre civilisation, la chorégraphe s’est intéressée aux danses incontrôlées, des Manies médiévales (les fameuses danses de Saint-Guy) au Bal des folles qui réunissait à la mi-carême les « hystériques » de l’hôpital de la Salpêtrière à la fin du XIXe siècle. Toujours circonscrites par les pouvoirs, en particulier l’église, ces manifestations font libre place, dans un temps bien délimité, aux folies de tout genre. Le corps, excité de sa liberté momentanée, se dénude, s’agite, s’empresse d’occuper l’espace sans conditions ni règles. Une nuit de délire où les percussions rythment cette folie désordonnée. Sur la scène, une batterie organise le temps, Les chansons de GRLwood (« Je paie, mais je n’en ai pas les moyens ») et de Romy et Sari Lightman (« L’espoir n’a pas rempli nos ventres ») cadrent l’époque.
Carnavals, transgressions, désirs… Les neufs danseuses et danseurs, torses nus, vont s’engager, une heure durant, dans une chorégraphie électrisée. Une véritable prouesse où la gestuelle très étudiée pousse nos sens vers l’abîme dans lequel le mouvement collectif empêche de tomber. L’animalité si redoutée se matérialise en masques. Les danseurs retrouvent les accents de carnaval qui ne nous faisaient plus fantasmer, de transgressions dont on était blasée, de désirs tant de fois exposés. Car, par-delà l’insolence du geste fou, le corps parle, exulte, prend une liberté que notre société très codée, très légiférée, très réglementée, ne parvient pas à canaliser. Et de cette liberté, en ces temps anxiogènes, il a besoin. Mette Ingvartsen la met en scène sans qu’il soit nécessaire de chercher à « faire sens » au-delà du cri des corps, de leurs contorsions esthétisées, de leur dynamique aussi douces à l’âme qu’ignorées du discours social. Cette énergie redoutable qui envahit la scène ne la déborde cependant pas. C’est peut-être la limite de l’exercice, le public ne pouvant participer à ce délire que par procuration. Il devra se contenter d’une delicious night.
Delirious Night, choregraphie de Mette Ingvartsen. Création festival d’Avignon 2025. Cour du lycée Saint Joseph. 7 au 12 juillet. Avec Jayson Batut, Thomas Birzan, Dolores Hulan, Zoe Lakhnati, Elisha Mercelina, Mariana Miranda, Olivier Muller, Fouad Nafili, Julia Rubies Subiros et Will Guthrie (musique). Aux festivals de Vienne et de Bolzano en juillet, de Gand et de Rotterdam, de la cité internationale de Paris et de Charleroi en octobre. Au festival de Deinze en novembre.