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Mot de passe oublié ?L’Iliade et L’Odyssée n’ignorent pas les femmes. Hélène est le personnage central de la guerre de Troie. Les reines Hécube et Pénélope portent la tragédie. Les déesses n’hésitent jamais à rendre les coups que les dieux leur donnent, et ne manquent pas de succès dans leurs entreprises. Mais d’autres femmes n’ont que peu droit à la parole dans cet univers guerrier. Elles sont pourtant essentielles au récit bien que faisant partie de peuples vaincus et, de ce fait, devenues esclaves. Durant les dix années que dure la guerre, les Grecs ravagent les cités environnant Troie pour couper les voies d’approvisionnement. Thébé est ainsi pillée et, comme il est de coutume dans l’antiquité, son peuple est réduit à l’esclavage, ses femmes données comme butin aux vainqueurs. Les princesses Briséis et Chryséis sont respectivement attribuées à Achille, le plus grand des guerriers, et à Agamemnon, chef de l’armée. L’Iliade est moins le récit de la guerre de Troie que de la colère d’Achille contre son allié Agamemnon qui lui a volé Briséis.
L’amour contre l’orgueil. Par de courtes introductions aux différents tableaux, deux soldats résument pour le public ce qu’il faut savoir des Chants d’Homère, avec ce qu’il faut d’humour pour distancier la tragédie antique. Mais l’objet de la pièce est ailleurs. Clara Jauvart-Lacoste (voir notre portrait), passionnée par le sujet depuis qu’elle a lu Le Chant d’Achille de l’écrivaine américaine Madeline Miller, entend montrer les désastres que produisent l’orgueil des hommes et le silence imposé aux femmes. Fils d’un humain et de la déesse Thétis, Achille est l’exemple type de ce que les Grecs dénommaient l’hubris, cet excès d’orgueil d’hommes qui placent leur virilité au-dessus de toute vertu. Achille veut à la fois la renommée, qu’on pourrait aujourd’hui nommer reconnaissance médiatique, et la plus haute marche du podium des coqs face aux femmes. Ces deux ambitions sont plus importantes pour lui que de gagner une guerre que, faute de cette gloire à double tranchant, il délaisse. C’est alors que surgissent Patrocle, l’amitié, et l’amour Briséis, cependant que Chryséis, violée par Agamemnon, crie à la vengeance.
L’hubris, à nouveau. Le public ne s’y trompe pas : c’est qu’il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour croiser notre actualité avec ces personnages masculins que l’hubris rend mégalomanes. Ils sont aujourd’hui encore responsables des guerres et des injustices qui abiment et endeuillent le siècle. Leur prétention ne connaît pas de limite. À l’heure où ils vont jusqu’à remettre en cause le vote des femmes, donner la parole à celles que la guerre humilie n’est pas inutile. C’est ce que conçoit Clara Jauvart-Lacoste. Elle délaisse les dieux et « leur combat d’ego », et concentre son texte sur les « relations humaines ». Chryséis, ne pouvant trouver justice, amène Apollon à la venger. Briséis exige, par amour, qu’Achille comprenne et abandonne son hubris. Thétis, mère aimante, manœuvre pour que son fils quitte un champ de bataille où il est voué à la mort. Et Patrocle rejoint dans leurs vœux ces femmes qui savent combien l’humanité a à perdre de l’arrogance masculine. Les dialogues fluides, le dispositif scénique, sobre mais efficace, mènent sûrement le public vers la fin. L’hubris l’emportera. Du moins dans l’antiquité.
Hubris de Clara Jauvart-Lacoste. Mise en scène de l’auteure au festival Off d’Avignon 2025. Avec Louis Djabali, Cécile Garnier, Corentin Gerold, Léa Michelot et Clara Jauvart-Lacoste. Direction artistique : Ugo Bussi. Au théâtre de l’Adresse jusqu’au 26 juillet, puis du 5 février au 11 avril 2026 à la Folie théâtre (Paris 11e).