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Mot de passe oublié ?Au centre du plateau, vide et obscur, une porte. À cour, la lumière pointe sur deux comédiennes. Elles se tiennent la main, se retiennent l’une l’autre, expriment leur appréhension d’avancer vers la scène, d’affronter le public. Il y a d’emblée quelque chose de Je pars sans moi, un vers de Yanis Benhisssen, que la comédienne Isabelle Lafon a retenu comme titre de la pièce qu’elle met en scène, et dans laquelle elle a entrainé sa complice Johanna Korthal Altes. Après leurs premiers pas, accomplis lentement, freinés par leurs appréhensions qu’elles expriment à voix haute, les deux femmes vont nous faire entendre les écrits de Mademoiselle M, recueillies par le psychanalyste Emmanuel Régis en 1882, et celles d’autres internées au XXe siècle qu’elles mêleront à leurs propres considérations de ce qu’on nomme la folie. Au fil du spectacle on perçoit les vertiges enfermés dans le terme. Des envolées lointaines, hallucinées, souvent risibles, s’échappent du réel pour aller dans un inconnu, tandis que celles appelées aliénées portent sur elles-mêmes tient d’une troublante lucidité. Ce spectacle nous emporte vers un ailleurs que rien ne semble freiner, un ailleurs qu’aucun jugement n’anéantit. En fond, des diagnostics médicaux sont sans doute posés, mais sur scène les paroles s’échappent sans pathos, avec une grande délicatesse, de la bouche des deux comédiennes. Légères et tendres, elles nous enchantent et nous font sourire des mots de celles que personne n’a voulu entendre, n’a cherché à comprendre, excepté les psychanalystes et les psychiatres.
Ceux qui ont bouleversé la psychiatrie. Comme toujours dans le travail d’Isabelle Lafon, la lecture, la documentation, ont présidé à l’invention d’une forme spectaculaire. En se penchant sur les écrits de « ceux qui ont bouleversé la psychiatrie comme Fernand Deligny, François Tosquelles, Jean Oury », en les partageant avec Johanna, qui jouera avec elle, et Jézabel d’Alexis, qui l’assistera à la mise en scène, elle a fait cheminer l’idée de spectacle. Un texte fondateur fut écrit en 1882 « lors de ce que l’on pourrait appeler un atelier d’écriture durant lequel un psychiatre a demandé à des « aliénées » de s’exprimer. Une femme dont j’ignore le nom a écrit Impressions d’une hallucinée. Elle parle seule... cherche à creuser ce qui lui arrive lors de ses hallucinations ». Ils et elles suivent, jusqu’à former une foule dont les frasques et les phrases s’enchaînent, et dont l’univers mental transporte loin de toute raison.
Il fallait nommer un tel spectacle. Le choix s’est porté sur un vers du poème de Yanis Benhisssen. « Je pars sans moi est bien plus qu’un titre, écrit Isabelle Lafon, c’est une note qui va nous guider. D’ailleurs le vers qui suit est Tu n’as qu’à m’attendre là-bas. » Yanis est âgé de 8 ans quand il participe, entre 2012 et 2013, à un atelier d’écriture à l’hôpital de jour Jean Dechaume avec le poète Patrick Laupin (ses écrits et dessins sont consignés dans Le livre de Yanis, 2017).
En cette année 2025 où la santé mentale a été nommée grande cause nationale, ce spectacle vaut tous les discours et bien plus encore.