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Des personnages sur le retour ?

par Jacques Moulins
Le musée de la BD à Bruxelles. © Muchielli/NAJA
Le musée de la BD à Bruxelles. © Muchielli/NAJA
Livre BD Publié le 18/02/2016
Tendance éditoriale, la BD donne une seconde, voire une énième vie à ses héros. Dans un contexte éditorial florissant, avec 5 000 titres francophones édités par an et 24 millions d’albums vendus, l’enjeu commercial est important. Pour les éditeurs, mais aussi pour les lecteurs qui aiment tant à retrouver leur jeunesse.

Est-ce cette part d’enfance qu’il faut toujours garder devenu adulte ? Est-ce que les hommes (plus que les femmes moins lectrices de BD) ont du mal à grandir ? Les éditeurs de BD ont leurs réponses. Commerciales d’abord : la poursuite des aventures d’Astérix, de  Luky Luke ou autres Boule et Bill représente près de la moitié des 24 millions d’albums vendus en 2015. Un chiffre astronomique qui décrit la bonne santé de l’industrie BD. Et encore faut-il y ajouter la vente des Mangas qui représentent environ 10 millions d’exemplaires. En tête des « retours », Astérix bien sûr avec 200 000 exemplaires, comme Corto Maltese. Même des séries moins connues comme Alix, Gil Jourdan ou Iznogoud passent sans problème les 10, 30, 50 000 albums. Un vrai filon qui concerne pas moins de 49 héros.

La recette n’est pas toujours la même, les héros peuvent  évoluer. Si les personnages qui nous reviennent sont ceux que les lecteurs lisaient dans leur enfance, les éditeurs n’hésitent pas à les faire grandir, à leur donner de la maturité, voire à inclure sexe et violence, ou à modifier l’analyse du contexte. C’est ce qui s’est passé lors de la première de ces reprises de héros des années 60.

 

Tout commence avec Bob de Moor. Ce dessinateur, belge bien entendu, est le bras droit d’Hergé. Lorsque le père de Tintin décède, en 1983, il pense qu’il faut poursuivre l’album entamé, Tintin et l’Alph-Art. Mais la veuve d’Hergé s’y oppose, préférant que les aventures du petit reporter s’achève avec la disparition de son créateur. Un autre dessinateur, belge lui aussi, est le grand ami de Bob de Moor.

Malade depuis des années, Edgar P. Jacobs a laissé en plan ses héros, le capitaine Blake et son ami le scientifique Mortimer, dans le premier tome des 3 formules du professeur Sato paru en 1972 dans Le journal de Tintin. Comme Hergé, il a laissé les ébauches du tome 2, mais n’a jamais terminé. Après le décès de son ami, et avec la même certitude qu’on ne peut priver le lecteur de la fin de l’aventure, Bob de Moor finit les dessins et publie l’album en 1990. C’est un succès.

Un homme a observé ce phénomène avec attention. Ancien directeur marketing d’Air France, recruté par l’éditeur Dargaud qui mise sur le marketing pour redonner du souffle à la BD, Claude de Saint-Vincent parie sur le plaisir qu’auraient les anciens adolescents à retrouver leurs héros dans de nouvelles aventures. À l’image de ce qui s’est fait au cinéma avec James Bond. Et, puisque le retour des deux Britanniques a fait ses preuves, c’est avec Francis Blake et Philip Mortimer qu’il va lancer la tendance aux « retours ». Mais bien sûr les enfants ont grandi. Donc, en 1992, Saint-Vincent a confié les vieux héros d’Edgar P. Jacobs à deux créateurs à succès, le scénariste Jean Van Hamme, auteur notamment des séries XIII et Largo Winch et au dessinateur Ted Benoît. Sa stratégie marketing, avec campagne soutenue de publicité, a payé, dépassant même l’original avec 650 000 exemplaires vendus dès sa sortie.

 

La recette est excellente. Tous ses confrères éditeurs vont la reprendre. La chose n’est bien sûr pas facile. Les pionniers de la BD belge sont tous décédés. Il faut donc traiter avec leurs ayant-droits, souvent plus soucieux des revenus que du respect de l’œuvre. Des batailles juridiques vont s’enclencher, des mariages se consommer, des divorces se produire, mais finalement Astérix, Boule et Bill, ou Lucky Luke voient leurs aventures se poursuivre pour le ravissement des uns, la déception des autres et l’excellente santé du secteur qui, à l’instar de l’édition littéraire, connaît une inflation de publication : près de 5 000 par an.

Un personnage reste à part. Spirou fut sans doute le premier des héros à connaître plusieurs vies, et cela s'explique par le phénomène d'édition qui existait alors dans la BD belge. Le petit groom, né en 1938 dans le journal du même nom, est la création non d’un dessinateur ou d’un scénariste, mais de l’éditeur belge Jean Dupuis. Il en confie la réalisation d’abord à Rob-Vel, Luc Lafnet et Blanche Dumoulin, puis à Van Straelen, et ensuite Jijé. C’est pourtant Franquin, père de Gaston Lagaffe, qui va donner son renom au personnage qu’il prend en 1947 puis quitte au début des années 60, tout en conservant droit de regard sur la succession. Heureusement parce que, même de son vivant, celle-ci ne sera pas toujours à la hauteur. Spirou aura également une collection où chaque album est confié à un dessinateur différent, collection très réussie où dans Spirou, le journal d’un ingénu, Émile Bravo réussit à conjuguer trait enfantin et histoire d’adulte. Le Petit Spirou va ensuite naître, quant au Marsupilami, il prendra son autonomie dans des séries de plus en plus fades.

 

Être à la hauteur. La difficulté à reprendre un héros là où son créateur l’a abandonné n’est pas que juridique. Faut-il encore avoir les artistes et les idées pour poursuivre. Et des artistes talentueux. C’est peut-être pour cela que la BD pour adultes a mis du temps à se perpétuer. Avec Sous le soleil de minuit, réalisé par Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero, le héros d’Hugo Pratt Corto Maltese est revenu après vingt ans d’absence. Respectueux, l’ouvrage explique sa genèse, les longues années qui se sont écoulées entre la décision des héritiers et la rencontre organisée entre le scénariste et le dessinateur. Et rapporte cette confidence d’Hugo Pratt : « Je ne suis pas choqué à l’idée que quelqu’un puisse un jour reprendre Corto Maltese ». Tardi avait fait de même en lâchant les rennes de sa série policière Nestor Burma inspiré de l’écrivain Léo Mallet.

Mais d’autres personnages, parmi les plus célèbres, n’arrivent à faire vendre que sur une notoriété ancienne. Astérix en perdant Goscinny a perdu de son espièglerie. Iznogoud, de sa méchanceté débile. Lucky Luke a été fourvoyé par des signatures célèbres, mais pas à leur place comme l’imitateur Laurent Gerra. Sans doute seuls les grands créateurs arrivent-ils à inventer des personnages et des contextes qui vieillissent peu et savent ne pas se fourvoyer. La vision de la guerre froide dans les Blake et Mortimer de Jacobs est aujourd’hui dépassée, voire infantilisante. Goscinny a toujours évité de faire tomber Astérix dans le chauvinisme qui aujourd’hui est différemment connoté. Boule et Bill ont peut-être connu trop d’aventures et vêtir l’enfant d’un jean ne suffit pas à le maintenir à flot.

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