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Mot de passe oublié ?En 2011, l’islamologue Gilles Kepel publiait Banlieue de la République, une plongée sociologique au cœur des cités de Clichy-sous-Bois et Montfermeil en Seine-Saint-Denis. Un an d’enquête en immersion pour décrire la vie dans ces « territoires de la relégation » comme il les appelait alors, gangrénés par les trafics de drogue et le poids d’un islamisme radical de plus en plus influent. Sept ans plus tard, l’écrivain Didier Daeninckx publie Artana ! Artana !, un réquisitoire implacable dans lequel il est difficile de ne pas déceler une critique acerbe de la gestion de certaines municipalités du 9.3.
Le cri des guetteurs à l’entrée des cités. Artana ! Artana ! C’est le cri d’alerte que poussent les guetteurs postés à l’entrée des cités du trafic de la drogue quand approchent la police ou des individus suspects. L’histoire se déroule à Courvilliers, commune imaginaire du département, mais débute par le meurtre en Thaïlande de Rayan, un des ses enfants. Erik Ketezer, un vétérinaire vivant en Normandie, lui aussi natif de la ville qu’il a quittée une dizaine d’années plus tôt, et ami de la famille de la victime, est chargé de partir dans ce pays d’Asie du Sud-Est pour se charger du rapatriement de la dépouille. La suite se déroule à Courvilliers où le narrateur retrouve une ville qu’il ne reconnaît plus… Si Kepel soulignait l’influence des caïds et des barbus dans les cités, Daeninckx décrit dans ce nouveau roman noir un système où ces derniers ont fait la jonction avec les politiques locaux, l’ensemble faisant désormais système : trafic d’influence, corruption, clientélisme, persuasion.
Une fiction inspirée de fait divers avérés. Un roman certes, mais dans lequel il est difficile de ne pas percevoir des similitudes avec des faits divers qui ont secoué certaines villes et municipalités du département ces dernières années. Dans la fiction, le trafic de drogue s’organise au sein des services techniques municipaux dirigés par de troubles personnages recrutés en remerciement de services rendus pendant la campagne électorale pour s’assurer des voix issues des cités. En 2013, la police avait découvert 11 kilos de cocaïne et des armes de guerre dans les services techniques de Bagnolet. En 2016, 500 kilos de cannabis avaient été saisis dans le centre technique municipal de Saint-Denis. Dans le roman, la responsable du service de l’urbanisme est blessée d’une balle dans la jambe, comme l'a été un conseiller municipal de Noisy-le-Sec en 2016. Parmi les personnages principaux, le directeur général des services de Courvilliers, recruté sans qualification ni concours, avec un faux CV dans lequel il revendique des diplômes jamais obtenus. A Aubervilliers, un militant sans qualification avait obtenu la direction d’un service municipal avant d’être arrêté par la police pour avoir menacé de mort un de ses voisins.
Toute ressemblance ne serait pas fortuite. Daeninckx, en bon habitant d’Aubervilliers où il vit depuis presque toujours, est-il allé chercher la figure du maire de Courvilliers dans sa propre ville ? Ceux qui connaissent bien le landerneau n’hésitent pas à faire le rapprochement entre Patrick Muletier, le premier magistrat de Courvilliers, qui a épousé la fille du Commandeur, ancien maire retiré de la vie politique mais qui a toujours un bureau à l’hôtel de ville, et Jacques Salvator, gendre de Jack Ralite disparu en 2017, qui dirigea Aubervilliers de 2008 à 2014. Alors, si Artana ! Artana ! reste un roman, si toute ressemblance avec des événements ou des personnages connus peut s’avérer troublante, l’auteur semble vouloir lever les malentendus. « En 2014, dans les villes comme Aubervilliers, Saint-Denis, Noisy-le-Sec, Bobigny, des têtes de liste aux municipales ont passé une alliance avec les bandits du secteur pour se faire élire ou se maintenir en place », écrit-il dans un moment du roman où il a voulu sans aucun doute se montrer plus explicite.
Artana ! Artana !, Didier Daeninckx, Gallimard, 2018.