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Mot de passe oublié ?Il y a deux ans, sur la scène de la Cour d’honneur, Ivo van Hove présentait une adaptation remarquable du scénario qu’écrivit Visconti pour son film Les Damnés. La scène de la cour du lycée Saint-Joseph ne dispose pas du même volume, mais le directeur du Toneelgroep d’Amsterdam y renouvelle une disposition scénique linéaire pour De Dingen Die Voorbijgaan : un immense fond amovible, tantôt miroir où se reflète le public et la scène, tantôt mur blanc. Perpendiculaires et encadrant la scène, deux rangées de chaises où les quinze acteurs s’assoient attendant leur tour de jeu. Une chaise décalée, celle de la servante Anna. Au milieu en fond de scène, la table horloge, atelier musical du compositeur Harry de Wit qui se fond dans le jeu de la compagnie. Le texte est adapté de trois romans de Louis Couperus publiés entre 1900 et 1906. Le plus emblématique des écrivains néerlandais est peu connu en France, il a cependant « l’art de poser de grandes questions », ce qui parle à Ivo van Hove, celles « de la famille, du mariage, des relations humaines et de la difficulté pour nous de faire face à la mort ». Toutes questions auxquelles s’attache la pièce.
Trois générations sont sur le plateau. Un couple illégitime en fin de vie, les enfants et petits-enfants traumatisés par un secret qu’ils redoutent, le meurtre du grand-père par sa femme et son associé qui est également son amant. Nous sommes là dans l’univers d’une famille bourgeoise et colonialiste hollandaise, où l’amour s’efface moralement devant l’argent et la religion. De cette hypocrisie du non-dit naît le drame qui pèsera sur trois générations, comme pèsent la respectabilité et l’héritage. Les amoureux se sentent d’autant plus coupables que leur meurtre, plus ou moins accidentel, n’a reçu aucune punition, ni divine, ni légale. La punition est dans la descendance. Dépouillant l’intrigue de ses détails temporels et spatiaux, la mise en scène permet de faire du drame une tragédie dont la famille est le carcan. Assis sur deux chaises, les aïeux (dont la grand-mère magistralement interprétée par Frieda Pittoors) tiennent le centre. À plusieurs reprises, et notamment sous une neige noire tombant des cintres, la famille se regroupe autour d’eux. Seul le mariage du petit-fils avec la petite-fille de l’amant de la grand-mère, et une tentative avortée de scène sexuelle avec chantilly et champagne sur les corps nus des acteurs, interrompra ce dispositif.
C’est dire si l’atmosphère est lourde, c’est dire si le poids de la famille, meurtre ou pas, pèse sur nous. Chaque personnalité semble construite autour de cette glaise dont elle ne se détache jamais, la fille qui court après la passion sans jamais la transformer en mariage durable, son fils qui ne se départira pas de cette pesanteur, aussi déterministe que la religion réformée, son oncle qui ressasse le meurtre depuis son enfance, le docteur de famille qui a obtenu le corps de l’aïeule en échange de son silence et reste amoureux d’elle, tous vivent des « vies non vécues » dans cette « tragédie du temps qui passe » comme l’explique Ivo van Hove. Le fils a beau exprimer son désir libératoire, « la famille a duré assez longtemps », elle reste éternellement pesante sur sa destinée.
Quelques rues plus loin, toujours pour le festival, l’égyptien Ahmed El Attar fait également de la famille la source de tous les conservatismes dans Mama, la troisième pièce de sa trilogie consacrée à la famille arabe. Si les cultures diffèrent, le point douloureux restent le même, la famille comme tragédie.
De Dingen Die Voorbijgaan (Les Choses qui passent) d’Ivo van Hove. Créé en septembre 2016 pour la Rurhtriennale de Gladbeck. Adaptation des œuvres de Louis Couperus. Festival d’Avignon, cour du lycée Saint-Jospeh. Du 14 au 21 juillet. Reprise les 12 et 13 octobre 2018 au festival de Saint-Petersbourg.