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Mot de passe oublié ?Son regard avait été happé un long moment par la beauté des collines de thé de Shizuoka. Perdu dans des pensées agréables, il revint à la réalité pour se rendre compte que plusieurs personnes étaient occupées à manger son corps. Dans une rue, des centaines de personnes grouillaient autour de corps qui, comme le sien, étaient entrouverts, découvrant viscères. Comment avait-il pu en arriver là ?
Il se revit, longtemps auparavant, naviguant sur une péniche. Il avait pris la fuite, las d’une vie trop bruyante, trop sale, trop gaspilleuse. Il vivait depuis quelques années sur sa péniche, amarrée à un quai de la capitale. Ses préparatifs vite effectués, il largua les amarres vers un fleuve qui le fascinait, le Rhône. Une nuit, il se retrouva dans une embouchure. Il aperçut une île et, planté dessus, un cabanon. C’est là qu’il s’arrêterait. Son embarcation fixée, il fit le tour de ce petit morceau de terre, ouvrit la porte de la cabane abandonnée et s’y installa pour quelques temps. Il vécut quelques semaines heureuses, loin de ses gestes coutumiers, savourant les bruits de la nature, se délectant de sa beauté. D’un coucher de soleil à un autre, le temps s’écoula paisiblement.
Mais il ne pouvait pas vivre davantage sans ressources, il lui fallu chercher de quoi vivre. Son bateau s’était arrêté à l’embouchure du fleuve, tout près de la ville de Port Saint Louis du Rhône, non loin d’Arles. Il s’y rendit pour passer des petites annonces en proposant du désordre à de nombreuses villes du pays. L’une d’elle répondit à sa proposition. Le désordre ? Pourquoi pas ? Les artistes pourraient être un vecteur de communication original, que des artistes vendent du désordre paraissait légitime. Lui-même, il n’y a pas si longtemps, fabriquait le soir de grands spectacles dans la capitale, le jour, en apprenant de grands sociologues, il travaillait à l’idée de sociétés utopiques. Notre voyageur quitta donc l’île, seul, pour se rendre dans cette ville au nord du pays où, pendant quelques années il créa des performances avec des groupes d'adolescent, isolés de la société par leur délinquance et leur manque de repères. Avec eux, il inventa des spectacles qu’ils furent fiers, après quelques mois, de montrer dans les rues et sur les places de la ville. Cette activité plut à notre voyageur qui y trouva un sens, signa plusieurs contrats, et rallia d’autres talents artistiques. Une fois la compagnie constituée, tous partirent vers le Rhône pour se poser, construire un lieu à quelques encablures de la petite île, mettre en commun des idées allant à contre courant de celles prônées par la société dans laquelle ils vivaient. Une île, un projet mâtiné d’utopie, un nom s’imposa pour baptiser l’initiative : Ilotopie. Réunis derrière ce vocable poétique, tous allaient investir l’île de Camargue, agrandir et consolider la cabane, comme un point d’ancrage à une nouvelle vie, loin de la ville dévoreuse d'énergie. Peu à peu, en vivant dans du paysage, les projets se dessinèrent, une stratégie s’affina, celle d’intervenir dans l’espace public de la ville, d'interpeller les esprits, les ramener à une réalité moins folle, les séduire par la poésie. Tous étaient convaincus que l’environnement était en péril, que le regard de l’homme s’en écartait. Ou que, lorsqu’il s’y posait, c’était pour un profit démesuré, oubliant que la nature était un subtil conglomérat d’équilibres et de variations. Oubliant surtout de s’arrêter devant ses beautés, sources perpétuelles des inspirations humaines.
Conscients que de telles pensées ne valaient pas grand chose pour une grande majorité de leurs concitoyens, les membres d’Ilotopie ont affuté leurs convictions, mis au placard certaines ambitions et ont mis leur imagination au service de spectacles grandioses. Des spectacles aussi bien conçus pour la ville que pour les marais de Camargue qui avaient attiré les amoureux des oiseaux.
Cela fait trente ans que la compagnie Ilotopie arpente les rues du monde. Rare en France, elle revient d’Espagne après un mois passé en Amérique du sud, elle était à Mons, capitale européenne de la culture 2015, et la nuit du 13 juin à Noisy le Grand avec Fous de bassin, un spectacle qui a déjà rencontré les foules de Londres, Chicago, Moscou, Sydney, Singapour, Buenos Aires. Son nouveau spectacle, inspiré par le corps et la nourriture, la compagnie l’a préparé au Japon, où le ministère de la culture l'a invitée en résidence. C'est dans les merveilleux paysages du Shizuoka qu'est née en mai dernier l'étrange Recette des corps perdus. Des costumes créés sont donc comestibles, portés par les membres de la troupe qui invitent les passants à manger les parties comestibles, se rendant coupables de dévorer l’artiste. C’est donc cela, il est au japon, dans les rues de Shizuoka, alors que deux personnes s’acharnent en riant à dévorer son ventre d'artiste. Il s'écroule.
Les prochains voyages d'Ilotopie sont sur la toile d'ilotopie.com