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Georges Forestier

par Véronique Giraud
Georges Forestier © Gallimard
Georges Forestier © Gallimard
Arts vivants Théâtre Publié le 04/02/2022
Georges Forestier est professeur émérite de littérature française à la Faculté des lettres de Sorbonne université. Pour restituer le théâtre joué au XVIIe siècle, il a fondé l'école de Théâtre Molière Sorbonne. En 2010, il a dirigé avec Claude Bourqui la publication des œuvres complètes de Molière dans la Pléiade. Ces travaux de recherches lui ont permis d’écrire une biographie Molière, publiée en 2018 par Gallimard. Le Tartuffe, actuellement monté à la Comédie-Française par Ivo van Hove, est la version originale de la pièce. Censurée dès sa première représentation par Louis XIV, Georges Forestier l’a restituée pour qu’elle soit jouée. Une aventure passionnante.

Comment en êtes-vous arrivé à reconstituer la première version de Tartuffe ?

J’ai procédé comme un restaurateur de tableaux. On savait que c’était une version en trois actes, mais la postérité a été induite en erreur par Lagrange, qui fut son bras-droit et avait été conseiller de l’édition des Œuvres complètes de Molière, en 1682, dans laquelle il faisait écrire aux éditeurs que les trois premiers actes avaient été donnés à la cour en 1664 et interdits par Louis XIV. Il suffisait de réfléchir qu’elle n’aurait pas été interdite si la version avait été incomplète, Louis XIV aurait certainement donné sa chance à une pièce qui n’était pas achevée.

Tout cela je l’ai découvert en co-dirigeant l’édition de La Pléiade avec Claude Bourqui. En procédant pièce après pièce, je me suis rendu compte que Lagrange a menti en disant que la pièce en trois actes était complète et achevée en novembre 1664, alors que, dans une lettre d’octobre 1665, le duc d’Enghien, fils du grand Condé, écrivait qu’ils aimeraient avoir Molière pour venir jouer au château de Raincy L’amour médecin et Le Tartuffe, si la pièce était prête, ajoutant "si le 4ème acte de Tartuffe était fait, demandez-lui s’il ne pourrait pas le jouer". On voit la contradiction.

Je ne suis pas le premier à avoir pensé à ça. Un chercheur assez oublié aujourd’hui, John Cairncross (un des cinq espions russes de l’affaire Cambridge), a fait un livre remarquable et très novateur, Molière bourgeois libertin. C’est lui qui avait dit : je ne crois pas à cette histoire des trois premiers actes, il s’agit probablement des actes 1, 3, 4 de la version définitive.

Il se trouve que Claude Bourqui a fait sa thèse sur les sources de Molière, évaluant tout ce qui depuis le XVIIe siècle a été désigné comme étant une source de chacune de ses pièces. Se livrant à un examen critique de toutes les sources. Ce qu’il en ressort de Tartuffe c’est un roman du Moyen-Âge, repris dans la bibliothèque bleue, et dans des canevas de la Commedia dell’Arte, qui racontent la même histoire, celle d’un homme pieux qui reçoit chez lui un saint homme qui, quelques temps après, tombe amoureux de l’épouse de son hôte, tente de résister à la tentation, se morfond, se frappe, finit par céder, s’ouvre à la dame, qui le repousse en lui disant reprenez-vous, vous êtes un saint homme, mortifiez-vous, montez dans votre mansarde et n’y revenez plus. Après des semaines, il y revient une fois, deux fois, et finalement la dame révèle tout à son mari, lequel refuse de la croire puisque c’est un saint homme. Elle décide alors de tendre un piège au saint homme, pour montrer à son mari, qui assiste à la scène en se cachant, que le saint homme succombe au péché et se révèle un hypocrite. Démasqué, il est chassé. Dans la Commedia dell’Arte, on menace de le castrer. Ce qui m’a fait faire le lien avec ce que Molière fait dire au fils de la famille : « je lui veux couper les deux oreilles ».

Quand on a tous ces éléments en main, on s’aperçoit que ça correspond très exactement à l’acte 1, à l’acte 3 et à la réserve de l’acte 4. Molière poursuit la pièce en inventant un autre Tartuffe, qui est en fait un aventurier, un escroc, qui se fait passer pour un dévot pour s’introduire dans les familles, séduire tout le monde, et récupérer l’argent. En d’autres termes un hypocrite de profession, ce que Molière appelle un imposteur, ainsi qu’il rebaptise sa pièce.

La fin du 4e acte et le 5e acte permet à Molière de faire croire qu’il n’a jamais voulu faire une satire des dévots et des directeurs de conscience, qui prétendent diriger les âmes alors qu’ils sont sujet à la tentation comme les autres. En fabriquant une nouvelle image de Tartuffe, il affaiblit la satire. C’est une forme d’auto-censure.

Ma spécialité est la génétique théâtrale (essai de génétique théâtrale, 1996, Corneille à l’œuvre). Cette démarche de recherche m’a permis de renouveler la lecture de Corneille en montrant que ce qui était premier chez lui ce n’était pas du tout la politique et la morale mais la fabrication de pièces de théâtre qui utilisaient des effets violents, frayeur et pitié, pour effrayer les spectateurs, et qu’il a été amené dans un objectif de vraisemblance de l’action des rois et des reines, à ajouter la politique dans ses dialogues.

J’ai travaillé de la même manière sur Molière. Avec comme point de départ l’œuvre achevée, puis en la confrontant à sa source. En se livrant à un exercice de décalque, on voit le travail de l’auteur puisque tout ce qu’il a ajouté, transformé, ressort.

 

Le théâtre de Molière est très politique…

Molière invente un théâtre qui ne joue plus seulement avec des jeunes premières et des jeunes premiers, avec des pères et des mères qui s’opposent aux désirs de leurs enfants, il les ancre dans la société contemporaine, il leur donne des valeurs de son époque, cela lui permet de faire la satire des valeurs et des comportements contemporains. Il a une posture d’humoriste, comme les humoristes d’aujourd’hui, qui se moque des valeurs et des comportements de l’époque. Sauf que Molière inclue cet humour dans des comédies en trois ou cinq actes qui ont une forte puissance comique. C’est cet humour qui fait sa force et le rend éternel.

 

Quels événements initiez-vous avec Théâtre Molière Sorbonne en cette année anniversaire ?

Cela fait trente ans que j’ai découvert la manière dont on jouait les pièces de théâtre du XVIIe siècle, la manière qu’on appelait autrefois baroque, ou que les musiciens appellent historiquement informée. J’ai travaillé avec Eugène Green, spécialiste du théâtre baroque, plus connu aujourd’hui comme cinéaste. Cela faisait des années que je souhaitais créer une école à la Sorbonne, qui enseignerait l’art du théâtre ancien, déclamation gestuelle, mouvements du visage… Or la présidente du théâtre de la Sapience, qui produisait les pièces d’Eugène Green, est professeure au lycée Montaigne. En 2010, elle me dit qu'elle veut faire monter le premier Tartuffe avec ses élèves de la classe théâtre. Je lui ai proposé de le fabriquer. Tout est parti de là. Elle l’a monté avec ses élèves. L’été 2016, a été annoncé qu’au programme du concours de l’agrégation de l’année suivante, il y aurait deux pièces dont Tartuffe. J’ai alors contacté cette amie enseignante pour lui proposer de monter la pièce avec des étudiants de la Sorbonne. Nous avons lancé un appel, elle a formé les étudiants, un chercheur spécialisé dans la déclamation ancienne nous a rejoint et, à partir de février 2017, la pièce a été jouée plusieurs fois. L’assistance, composée de profs et d’étudiants, a été tellement enthousiaste que quand j’ai proposé au président de l’université de financer un atelier en attendant d’en faire une véritable école, il a accepté. L'atelier existe depuis 2017, et devrait muter en 2022 en une véritable école interne à Sorbonne Université. Pour donner des cours, j’ai engagé un spécialiste de la déclamation et un grand spécialiste de gestuelles, de postures, de costumes, Mickaël Bouffard. C’est lui aussi qui a pris la direction artistique du grand spectacle du Malade imaginaire, pour lequel nous avons été suivi par l’université, alors que le projet coûte plus de 400 000 euros. Nous avons passé des conventions avec plusieurs conservatoires. Il y a onze comédiens, huit danseurs, deux acrobates, une trentaine de musiciens, six chanteurs. Le spectacle sera créé à l’opéra royal de Versailles le 30 mars. Puis il sera joué le 1er et le 2 juin au Phénix, scène nationale de Valenciennes, le 18 juin au Théâtre de la Ville de Paris, le 6 décembre au grand auditorium de la Bibliothèque Nationale de France, le 6 décembre au Théâtre de la Cité internationale .

Tout cela, ce sont les retombées de la recherche. La recherche, ce n’est pas seulement les nanotechnologies ou la physique nucléaire. Elle existe aussi en lettres. Et cette recherche produit quelque chose du vivant. Aussi bien mon Tartuffe, actuellement monté à la Comédie-Française, que Le malade imaginaire qui est le résultat de la recherche en matière de décor, de costumes, de la prononciation, etc.

 

Que nous apprend votre récente biographie de Molière ?

Quand le directeur de la collection biographie de Gallimard m’a proposé d’écrire une biographie de Molière, j’ai sauté sur l’occasion parce que, grâce au travail réalisé pour la Pléiade, j’avais chacun des éléments, sur les débuts de sa vie, sur Don Juan initialement Le festin de Pierre, aussi bien sur son parcours d’homme que son parcours de créateur. Grâce à cette démarche, j’ai pu proposer une biographie intellectuelle de Molière. Tout a disparu, il n’y a pas de correspondance, on ne peut pas connaître son intimité.

Ma biographie est l’aboutissement d’une reprise de tous les textes et documents qui ont été découverts depuis le XIXe siècle, en faisant table rase sur tout ce qui a été raconté sur Molière.

 

Comment se positionne-t-elle dans le long registre de la biographie ?

Les biographies de XVIIe siècle sont un volet de la réthorique, elles ne mettent en avant que les hauts faits du grand homme, à travers l’éloge. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle qu’on a une démarche plus vraie, qu'on tente de montrer l’homme derrière le grand homme. À partir du XIXe siècle, on commence à faire des recherches. Le premier à opérer cette démarche fut un commissaire à la retraite, Louis-François Beffara. C'est lui qui publie pour la première fois l’acte de baptême de Molière, son acte de mariage. C’est comme ça que se sont développées les recherches dans les archives. Jusqu’à la fin du XXe siècle, on a toujours cherché à harmoniser les découvertes des archives avec le discours existant. En combinant les deux à la fois pour ne pas trop casser les légendes.

 

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