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Thomas Jolly convoque Le Dragon, pour rire et pour réfléchir

par Véronique Giraud
© Nicolas Joubard
© Nicolas Joubard
Arts vivants Théâtre Publié le 29/01/2022
Le directeur du théâtre Le Quai à Angers, précédé du succès de ses mises en scènes spectaculaires à Avignon, a présenté à Angers sa première création en tant que directeur du Quai. Son choix s’est porté sur "Le Dragon", fable peu connue de l’écrivain russe Evgueni Schwartz (1896-1958). Une vraie merveille.

Thomas Jolly a marqué la dernière décennie de ses prodigieuses adaptations de Shakespeare, des plus denses aux formes les plus légères, utilisant des mécanismes scéniques aussi variés que la série ou le concert rock. Le public qui ne vient rarement ou jamais au théâtre, notamment les jeunes très présents au Quai d’Angers, sont ainsi approchés sans pour autant décevoir les inconditionnels de son art du spectaculaire. Alors qu’il était précédé de la gloire de Shakespeare dans ses précédentes entreprises, cette fois Thomas Jolly s’attaque à un texte de l’auteur russe, méconnu, rarement monté (par Antoine Vitez et, plus récemment, par Christophe Rauck à Lille). Et Le Dragon lui va comme un gant.

Après avoir lu la pièce il y a dix ans, il « l’a mise de côté dans sa bourse imaginaire ». L’expérience du confinement, la conscience de libertés remises en question l’ont décidé à l’adapter. C’est sa première création à Angers, en tant que directeur du Quai.

 

Une critique virulente des dictatures. On peut aisément deviner ce qui a séduit le patron de la Piccola Familia dans cette pièce, écrite en 1944, par un auteur qui, après avoir débuté sa carrière littéraire par des contes pour enfant, se tourne vers l’écriture théâtrale, sans pour autant se départir de la structure du conte. « On n’écrit pas un conte pour dissimuler une signification, mais pour dévoiler, pour dire à pleine voix, de toutes ses forces, ce que l’on pense » écrira-t-il. Sa pièce Le Dragon, Thomas Jolly la décrit ainsi : « C’est une critique virulente du national-socialisme allemand et de la dictature stalinienne. En utilisant le conte, son œuvre et son propos dépassent les frontières géographique et temporelles, et continuent à éclairer ». Le pouvoir soviétique ne s’y est pas trompé qui a interdit la pièce à sa sortie. Pour Thomas Jolly, tous les ingrédients de son théâtre sont réunis : la liberté visuelle qu’offre le conte, et la figure du monstre. L’équivoque, la perte de repères.

 

Un foisonnement de théâtres. Le Dragon foisonne de tant de richesses, aussi bien par le sens du texte que par les possibilités théâtrales, qu’on a l’impression d’avoir été privé pendant des décennies d’un auteur fabuleux. Fabuleux est le mot pour cette pièce qui tient principalement de la fable politique. « La pièce regorge d’inventivité parce qu’Evgueni Schwartz place son histoire dans un univers fantastique, déploie une multiplicité de genres, de registres, une éblouissante galerie de personnages ». Fantastique, multiple, éblouissant, c’est dire si le metteur en scène qui adore le théâtre foisonnant et spectaculaire a pu être attiré par la pièce et l’a vue comme faite pour son théâtre.

Empruntant au Niebelungen, le mythe du dragon qui règne en véritable « ogre » friand de jeunes filles sur une région que seul un vaillant chevalier pourra libérer, Evgueni Schwartz écrit, dans une Union soviétique alors en pleine guerre contre l’Allemagne nazie, une pièce où la dictature du dragon ne tient que par la soumission du peuple qu’il opprime, jusqu’à sa complicité.

 

Une farce. Créature à trois têtes, à trois corps pour le théâtre dont un féminin, le dragon impose sa volonté et sa cruauté au conseil municipal d’un pays imaginaire, dont le bourgmestre est des plus dociles, et donc des plus redoutables pour ses administrés. Thomas Jolly a voulu pour le bourgmestre, incarné par un somptueux Bruno Bayeux, un jeu alliant farce et grotesque, qui déclenche le rire face à son obséquiosité et le dégoût pour sa propension éternelle aux solutions les plus viles et les plus inhumaines.

La farce est l’élément dominant et, comme dans toute fable, elle épargne la pure jeune fille, son père pris entre sa servilité et son amour pour sa fille, et bien sûr le chevalier, héros proclamé et autoproclamé, « héros professionnel » dit le texte qui, dans cette professionnalité trouve sa limite : il sait tuer la bête, mais comme les Américains en Irak, ne se soucie pas de la suite.

 

On rit, on rit beaucoup. C’est pourtant là tout le sujet de la pièce, rappelé à de multiples reprises par Evgueni Schwartz. Si le peuple ne veut pas sortir de sa soumission, le dictateur sera sans cesse remplacé par un autre et la dictature ne finira jamais. L’histoire de l’Union soviétique, puis de la Russie contemporaine semble hélas s’être évertuée à donner raison à Schwartz. Par une multitude de personnages aussi « grotesques » que ceux de la Commedia dell’Arte, tel un chat parlant, il moque l’asservissement volontaire, la peur de prendre ses responsabilités, la tendance à accepter la dictature en échange d’un semblant de sécurité et d’ordre social.

Bousculée par le « héros » qui vient troubler l’ordre établi, la jeune fille commence à douter que son sacrifice soit dans l’ordre des choses, son père laisse son instinct paternel prendre le dessus, et quelques citoyens osent sortir de leur anonymat pour soutenir le chevalier. L’ordre n’est donc pas immuable, et la pièce évolue.

La fable, proche du style des fourberies chères à Molière, c’est avant tout des personnages fats, insolents, charmeurs, ambigus, mais populaires. Et le rire qui va avec. Car on rit face au dragon, on rit beaucoup. Une pièce à voir, en somme.

 

Le dragon, texte Evgueni Schwartz. Mise en scène Thomas Jolly. Durée : 2h40. Avec Damien Avice, Bruno Bayeux, Moustafa Benaïbout, Clémence Boissé, Gilles Chabrier, Pierre Delmotte, Hiba El Aflahi, Damien Gabriac, Katja Krüger, Pier Lamandé, Damien Marquet, Théo Salemkour, Clémence Solignac, Ophélie Trichard et, en alternance, Mathis Lebreton, Adam Nefla ou Fernand Texier.

Collaboration artistique Katja Krüger
Scénographie Bruno de Lavenère
Lumières Antoine Travert
Musique originale et création son Clément Mirguet
Costumes Sylvette Dequest
Accessoires Marc Barotte, Marion Pellarini
Consultante langue russe Anna Ivantchik

 

En tournée : les 4, 5, 6, 7, 8 février au TNS, Strasbourg / Les 18 et 19 février, Palais des Beaux-Arts de Charleroi, Belgique / Les 10 et 11 Mars, Les Salins, Scène nationale de Martigues / Les 23, 24, 25 mars, MC2, Grenoble / Les 30 et 31 mars, La Coursive, scène nationale de La Rochelle. Les 8 et 9 avril, CDN Normandie, Rouen / Les 14, 15, 16, 17 avril, Grande halle de La Villette / Les 27, 28, 29, 30 avril, Théâtre du Nord, CDN de Lille (représentations au théâtre L’Idéal à Tourcoing, agglomération de Lille).

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