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Chloé Tournier : « Réenchanter le présent »

par Véronique Giraud
Chloé Tournier, directrice de La Garance, scène nationale de Cavaillon © Christelle Calmettes
Chloé Tournier, directrice de La Garance, scène nationale de Cavaillon © Christelle Calmettes
Dans la salle, à l'ouverture de la saison 22-23 du théâtre La Garance. DR
Dans la salle, à l'ouverture de la saison 22-23 du théâtre La Garance. DR
 Le théâtre La Garance à Cavaillon, unique scène nationale du Vaucluse. DR
Le théâtre La Garance à Cavaillon, unique scène nationale du Vaucluse. DR
Arts vivants Théâtre Publié le 24/10/2022
En janvier 2022, Chloé Tournier a quitté Paris pour diriger La Garance, scène nationale de Cavaillon. Dans cette petite ville du Vaucluse, c'est l'expérience du public qu'elle privilégie, s'attachant à tisser des liens, rapprocher, encourager la convivialité.

Comment s’axe ton projet pour la scène nationale de Cavaillon ?

Je considère qu’il y a un impensé dans le milieu culturel, c’est l’expérience du public. Si on la compare avec une sortie dans un restaurant : qu’est-ce qui fait que tu vas choisir tel restaurant plutôt qu’un autre ? Et qu’est-ce qui fait que tu vas au restaurant alors que tu sais cuisiner et que tu peux manger chez toi ? La carte va être un élément attractif, l’emplacement, la qualité du service, l’ambiance, les horaires, les prix, la décoration, la propreté, l’accueil, le monde dans la salle… On sait que pour la sortie au restaurant il y aura une pluralité de leviers qui vont finalement déclencher l’envie de s’y rendre. Dans le milieu culturel, on considère que c’est uniquement la carte (la programmation) qui va déclencher la venue. Je ne le crois pas, il faut travailler l’expérience des publics. C’est-à-dire leur parcours en tant qu’usagers, ce qui fait qu’ils vont passer une bonne soirée.

 

Comment procèdes-tu ?

En travaillant la convivialité, la musique par exemple. À La Garance, ce sont les artistes qui viennent jouer qui la choisissent. Ils nous fournissent leurs playlists (elles sont sur notre compte Spotify) et pendant leur spectacle elles sont diffusées dans le théâtre. Le foodtruck avec lequel nous travaillons sert des repas qui sont en lien avec le spectacle. Quand par exemple on accueillera La mouette de Cyril Teste, il y a aura un repas à la thématique russe. Tout ça fait partie de l’expérience.

Pour communiquer, on a mis en place un quizz Quel spectateur ou spectatrice êtes-vous ? pour favoriser ce que j’appelle des « programmations expérientielles », c’est-à-dire des programmations qui nous décalent en tant que spectateur et sont uniques et ne peuvent pas se reproduire. Elles peuvent être participatives, impliquant le public. Par exemple, dans le cadre du festival Confit, construit autour de la nourriture, nous accueillons le spectacle Matrimonio di hiverno de la compagnie Teatro delle Ariette. C’est du théâtre à la bougie pour 26 personnes, on va cuisiner des pâtes au mariage du couple sur scène qui raconte l’histoire de leur mariage. C’est comme une table d’hôte. Et dans toutes les propositions de ce festival, on mange. Il faut favoriser les expériences, pas seulement les spectacles, et appuyer sur différents sens pour partager l’émotion. L’émotion ne peut pas être portée que par du texte, elle doit aussi l’être par le corps et dans la joie.

 

Tous ces rendez-vous ont lieu au théâtre ?

Non, beaucoup de rendez-vous ont lieu en extérieur. Comme les promenades urbaines audio de la Marseillaise Anne-Sophie Turion en juin, un travail d’écriture sur un territoire pour trente spectateurs. On se promène avec un casque sur les oreilles, on découvre un quartier en écoutant Anne-Sophie raconter ce que les habitants lui ont confié. Cette capsule s’inscrit dans mon projet « Réenchanter le présent », ré-insuffler du merveilleux dans le quotidien. On va jouer dans les écoles, dans les gymnases, dans un parc, dans les marchés, dans les restaurants. On s’en souvient davantage parce que ce sont des lieux décalés, des espaces publics, des horaires particuliers.

 

Tu programmes deux festivals, pourquoi ?

Le festival c’est important, cela veut dire pluralité d’événements. Parfois les gens viennent parfois de loin, le Vaucluse est un département rural. Ils se déplacent alors non pas pour un spectacle mais pour trois, quatre spectacles dans la journée. Et pas seulement des spectacles, ça peut être un cabaret de magie holographique, un fablab où apprendre à fabriquer des outils magiques ou un atelier d’initiation au mentalisme. Il s’agit de concentrer ces événements sur un temps court, sur cinq jours, on sait qu’il y aura du monde et une pluralité de propositions.

 

Comment a été pensé le festival de magie ?

La forme magie est une forme populaire, beaucoup ont pu la voir à la télévision même si la magie nouvelle est très éloignée. Il y a aussi une pratique amateur que presque tout le monde a expérimentée. Et la magie c’est quelque chose que personne ne comprend. Du coup les publics sont mis à égalité, quelle que soit leur culture.

Par ailleurs, la magie nouvelle souffre d’un déficit de reconnaissance et d’accompagnement comme le fut le cirque contemporain. La scène nationale de Cavaillon est donc un endroit en France où on l’accompagne et la diffuse.

La magie est jubilatoire, et pour moi elle est très politique à l’ère des fake news et autres théories du complot. Ce qu’apprend la magie c’est la culture du doute, « je ne peux pas croire ce que j’ai vu », elle apprend à déconstruire la manipulation. C’est un enjeu majeur des années à venir.

 

L’art vivant n’est pas là pour rassurer, il mobilise vers des perspectives inconnues…

L’art modifie notre vision du réel et du monde en impactant nos imaginaires. C’est pour ça que la représentation des femmes au plateau, des diversités, des minorités, est extrêmement importante. À La Garance, nous sommes en parité absolue, 16 femmes, 16 hommes et 5 collectifs sur l’ensemble des propositions diffusées. En production, 90% sont des projets féminins. C’est l’enjeu aujourd’hui. Les femmes ont plus de difficulté à lever des fonds, elles tournent sur de plus petits projets, sur de plus petites formes. Quand elles veulent monter une pièce avec 23 personnes au plateau, des grosses scénographies et trois semi-remorques, elles vont être bien moins aidées en levée de fonds de production que leurs homologues masculins. J’ai quatre artistes complices. À part le magicien Thierry Colet, ce sont des femmes : en danse Leila Ka, qui se produira ici en décembre avec Pode Ser. C’est toi qu’on adore accompagnée de l’orchestre de Cavaillon, en théâtre Pauline Susini, et le Begat Theater, compagnie basée à Gréoux-les-Bains qui se produit dans l’espace public. Leur prochaine création se fera dans le In du festival d’Aurillac.

 

Quelle est la particularité de Cavaillon ?

La ville est en zone périurbaine et rurale. Elle est extrêmement marquée par les questions des différentes fractures, sociales, politiques, culturelles. Pour moi, les enjeux en France sont sur ces territoires complexes. Tisser des liens, rapprocher, alors qu’il y a une très grande diversité culturelle mais peu de mixité. Le contexte économique impacte énormément notre public. Le coût de l’essence par exemple. C’est une question que je ne me posais pas à Paris.

Faire 40 km aller et 40 km retour pour venir d’Apt voir un spectacle. Ce n’est peut-être pas le billet d’entrée qui coûte le plus cher. C’est pour ça que la question de l’expérience est très importante.

 

BIO. Chloé Tournier a grandi à Besançon. Après le Bac, elle fait ses études à Sciences Po Lyon et en même temps effectue un L2 en direction de projets culturels à Lyon 2. Son job d’étudiante en tant qu’ouvreuse à l’auditorium de Lyon la sensibilise à la question des publics, leur diversité, et surtout leur expérience. « C’est comme un fil rouge dans ma pensée aujourd’hui en tant que directrice de La Garance ». Après ses études, elle part vivre à l’étranger pendant sept ans dans le réseau culturel français à l’étranger (Institut français, ambassade et Alliance française) : quatre ans au Mali, deux ans au Mexique et un an en Argentine. « Ce fut une expérience très riche en termes d’adaptabilité, de prise en compte d’un territoire au moment de penser un projet, et d’acceptation de se déplacer soi. Pour que l’autre se déplace il faut accepter de se déplacer soi en premier. » À son retour en France, elle travaille au Maïf Social Club, un lieu parisien entièrement gratuit qui questionne le monde à travers une pluralité de formats, expositions, rencontres, théâtre, ateliers, avec une dimension familiale. Depuis janvier 2022, elle dirige la Garance, unique scène nationale du Vaucluse.

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