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Sylvain Levitte : « Les mots essayent de dire mais empêchent de dire en même temps »

par Pierre Magnetto
Sylvain Levitte fondateur de la compagnie Les choses ont leurs secrets : « essayer d’écouter ce que dit la pièce, de sentir ce qu’elle raconte ». © Naja
Sylvain Levitte fondateur de la compagnie Les choses ont leurs secrets : « essayer d’écouter ce que dit la pièce, de sentir ce qu’elle raconte ». © Naja
Arts vivants Théâtre Publié le 24/03/2023
Le directeur de la compagnie Les choses ont leurs secrets est en tournée avec Le conte d’hiver de William Shakespeare. Prenant le parti de se placer du seul point de vue de Léontes, le roi jaloux et féminicide, le metteur en scène livre une interprétation montrant à quel point le dramaturge anglais reste contemporain quatre siècles après sa disparition.

Après Le roi Lear et La nuit des rois c’est la troisième fois que vous travaillez sur un texte de William Shakespeare, pourquoi celui-ci ?

 

J’ai monté Le roi Lear avec deux adolescents en scène, après j’ai monté La nuit des rois avec neuf femmes en scène et là je complète le triptyque avec une tragicomédie. Le Conte d’hiver est une pièce sur le patriarcat, sur la place de la violence masculine intrinsèque à toute la société, une pièce sur les violences conjugales. C’est incroyable combien Shakespeare est contemporain, de voir qu’il raconte toujours les mêmes humanités à travers les siècles ! On aura toujours peur de la mort, on aura toujours peur d’être abandonné et c’est ce qui arrive à Léontes. Il a peur d’être abandonné par son meilleur ami Polixènes, par sa femme Hermione et donc il va réagir de façon extrêmement violente par un sentiment de possession du corps de sa femme. Monter Shakespeare est toujours une grande question pour moi. Il ne s’agit pas de savoir qu’elles sont mes idées mais de quoi j’ai besoin pour que la pièce puisse se révéler.

 

Justement, votre parti pris est de vous placer du point de vue de Léontes en faisant le choix de ne pas jouer le texte intégral. Quel a été votre cheminement ?

 

Il faut se dire que chaque individu est unique, que chaque individu a sa propre conscience. On a essayé pendant les répétitions de suivre la conscience de Léontes, de comprendre à quel moment il commence à interagir et à ressentir le monde dans lequel il est. Le matin au réveil on ouvre les yeux et c’est à partir de ce moment-là que le monde existe pour nous. Avant qu’on ne le voit, il n’existe pas, il faut juste se mettre à la place de cet individu qui s'éveille pour comprendre ce qu'il ressent. Tout le travail qu’on a fait pendant les répétitions est d’essayer de voir à travers ses yeux, d’entendre ce qu’il entend, de ressentir ce qu’il ressent et de le suivre, tout simplement. Donc on a enlevé toutes les scènes dans lesquelles Léontes n’apparait pas et on a rajouté des moments de conscience rêvée de sa part. On a gardé à la fois tout ce que ce personnage vit concrètement au quotidien et ces moments rêvés.

 

Ce choix ne nuit pas à la narration du récit, ce que vous n’avez pas conservé serait-il superflu dans cette pièce ?

 

Non, non ! C’est très drôle de dire ça car les Anglais s’amusent souvent à dire que Shakespeare aurait eu besoin d’un bon éditeur qui lui dise quoi couper à l’intérieur de ses textes. En vrai, dans ses pièces il donne souvent plusieurs fois la même information parce qu’à l’époque il y avait besoin de le faire. Les gens pouvaient être en train de boire en même temps que se jouait la pièce, pouvaient sortir, revenir. Pour captiver, pour bien sentir que tout le monde restait avec lui et suivait toute l’histoire, il avait ce besoin de répéter les choses. Aujourd’hui on est assis dans une salle de spectacle, dans le noir et on entend toutes les informations. Pour ça on pourrait se dire que oui, on peut enlever un petit peu de texte, mais ça n’a pas été le processus de création. Pour moi le processus était juste de suivre le point de vue de Léontes. Du coup les coupes ce n’est presque pas nous qui les avons choisies, elles se sont faites malgré nous. Pour suivre son point de vue on est obligé d’enlever les scènes auxquelles il n’assiste pas, ça ne sert à rien de les montrer, le contraire nous aurait fait sortir de notre intention de mise en scène.

 

Vous jouez le spectacle avec de jeunes comédiens dans les rôles principaux qui font preuve d’une grande maîtrise pour exprimer les sentiments, les émotions des personnages. Comment est-ce qu’on arrive à ce rendu en tant que metteur en scène ?

 

Il n’y a pas d’âge pour tomber dans Shakespeare, pour apprécier l’humanité et le non manichéisme qu’il y a dans ses pièces. Toutes et tous nous pouvons avoir en nous quand on est très jeune une grande maturité, ce qu’on appelle une vieille âme, tout comme des personnes plus âgées peuvent avoir des âmes d’enfant. Tous, nous avons ça en nous, comme si on avait tous les âges, il suffit juste de le convoquer pour pouvoir le vivre. Pour les émotions je pense que c’est la même chose. Des enfants vivent des trahisons absolument terrifiantes. Il n’y a pas besoin d’être plus âgés et d’avoir davantage vécu pour comprendre ce qu’est une trahison, ce que c’est que l’amour et tous les sentiments. Il faut faire confiance sensiblement, sans aucune arrogance, à ce qu’on ressent et surtout essayer le plus possible d’écouter ce que dit la pièce, de sentir, pas de comprendre, ce qu’elle raconte et ce que ces mots dits par les personnages essayent de dire. Souvent je trouve que les mots écrits par Shakespeare sont magnifiques. Par contre je dis aux comédiens qu’il faut avoir l’impression que le texte est mauvais, qu’il n’est pas suffisant par rapport aux émotions que les personnages sont en train de ressentir. Dans la vie, quand on vit une émotion très forte, on se rend compte de la vanité et de la vacuité des mots dont nous disposons pour pouvoir les exprimer. Les mots essayent de dire mais empêchent de dire en même temps. C’est avec cette démarche qu’on arrive à faire ce travail avec les comédiens.

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Sylvain Levitte fondateur de la compagnie Les choses ont leurs secrets : « essayer d’écouter ce que dit la pièce, de sentir ce qu’elle raconte ». © Naja
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