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Printemps des Comédiens : Ivo van Hove face à Bergman

par Jacques Moulins
Les deux pièces choisies par Ivo van Hove, Après la répétition et Persona, parlent surtout de la scène, de la passion pour les planches. ©Jan Versweylveld
Les deux pièces choisies par Ivo van Hove, Après la répétition et Persona, parlent surtout de la scène, de la passion pour les planches. ©Jan Versweylveld
Arts vivants Théâtre Publié le 02/06/2023
Pour la soirée d’ouverture du Printemps des Comédiens de Montpellier, le 1er juin à l’amphithéâtre du Domaine d’O, Ivo van Hove a choisi "Après la répétition" et "Persona", deux pièces d’Ingmar Bergman traitant du théâtre, admirablement servies par Emmanuelle Bercot, Charles Berling et Justine Bachelet.

Qui connaît Ingmar Begrman ? La question va paraître sacrilège aux cinéphiles et sans doute à certains enseignants qui s’évertuent avec raison à faire découvrir l’auteur et réalisateur à leurs étudiants. Elle ne s’en pose pas moins. Le grand cinéaste, né en 1918, a vécu son enfance dans une Suède où la religion luthérienne est plus qu’une aide spirituelle : un vrai code de morale rigoriste où aucun paragraphe ne manque dès lors qu’il s’agit du moindre petit plaisir que l’humain s’autoriserait sur cette terre. Son père était pasteur de la religion réformée. On n’imagine mal les traumatismes que cette éducation et cette société ont créés sur plusieurs générations et combien la libération a été violente. L’œuvre de Bergman se fait écho de ses contradictions mutilantes au fond même de l’individu - et des déchainements horribles qu’il extirpe pour s’en sortir - au fil d’une œuvre très marquée par l’introspection et les rapports de couple. La vie sur terre y reste un chemin de douleurs où le rire, s’il n’est pas sardonique, semble déplacé. En ce sens, son œuvre revêt un caractère de témoignage sur un monde, celui des années 60, aujourd’hui disparu. La moyenne d’âge du public qui assistait à la première de la mise en scène d’Ivo van Hove pour le Printemps des Comédiens de Montpellier n’y est peut-être pas étrangère.

 

Mais Bergman n’est pas que cette introspection dramatique et parfois lassante. Les deux pièces choisies par le metteur en scène hollandais dans l’œuvre du réalisateur suédois, qui fut aussi un grand homme de théâtre, parlent surtout de la scène, de la passion pour les planches, même si les thèmes favoris de Bergman n’en sont pas absents. Dans la première Après la répétition, un metteur en scène qui ne vit que par le théâtre. Dans la seconde Persona, une grande actrice qui, accablée par le théâtre, en devient muette. Deux antithèses qui vont se confondre et s’unir dans un amour partagé, celui pour la scène, qui, pour Bergman, crée une contradiction permanente entre le réel tragique et sa représentation sublimée au sein même du corps et de l’âme de l’artiste. C’est de cette lecture distanciée que les gens de théâtre ont sur eux-mêmes que s’écrit le drame. Il émeut face à cette fragilité de personnages qui s’appliquent tant à ne pas être mauvais. Il intrigue devant cette obstination à ne pas vivre dans une réalité qui leur fait peur. Il irrite lorsque la violence apparaît. Sur ce dernier point, notre monde a bien changé : alors que Bergman s’appliquait à montrer les aspects les plus sauvages d’une vie intime que la religion s’appliquait jusqu’alors à pudiquement masquer, notre société n’a enfin plus aucune tolérance pour les coups, le viol, la domination sexuelle.

 

« Toute la vie est dans l’œuvre de Bergman » explique dans la feuille de salle Ivo van Hove qui a créé les deux pièces il y a douze ans en néerlandais et a offert cette première française au public montpelliérain. En ajoutant toutefois « pas la vie politique, mais la vie sociale, la vie de famille, la vie des êtres humains ». L’amour, le désir, la passion, le dégoût, la haine, la bienveillance, les effets de l’âge, le metteur en scène d’ Après la répétition éprouve tout cela, enfermé dans un studio qu’il semble ne plus être capable de quitter, angoissé à l’idée de cet extérieur désolant. Élisabeth de Persona l’a déjà quitté de la manière la plus brutale, en se faisant violence à elle-même sur la scène où elle devient muette en jouant Électre. C’est dans le dialogue avec son infirmière, fait de paroles pour cette dernière, de mouvements de corps pour Élisabeth que passe manipulation, étonnement et compassion. À chaque fois pour la gloire de l’art, cette scène seul espace possible aux âmes sensibles face à la dureté de la vie. Dans cette lutte acharnée, le gagnant, c’est le théâtre.

 

Au Domaine d’O, Emmanuelle Bercot est immense. Dans son quasi monologue de femme éméchée face à son amant, le metteur en scène qui a donné un rôle avec seulement deux répliques à cette grande dame du théâtre qui, à 46 ans, vit la plupart de ses heures dans un hôpital psychiatrique, elle est sublime. Il faut une grande maîtrise, une retenue, pour ne s’exprimer sur scène que par geste face à des paroles qui content et racontent. La prouesse d’Emmanuelle Bercot confère leur magie à ces deux pièces vouées au théâtre. Justine Bachelet, jeune actrice dans la première partie, est quasiment seule à parler dans la seconde, d’une voix grave qui inscrit les mots à la fois dans le marbre et sur l’espace insaisissable des émotions. Charles Berling, grotesque et savant, professionnel et égocentrique, complète cette distribution judicieuse. Si ce n’était que pour l’acteur et les actrices, les deux pièces vaudraient d’êtres vues.

 

Ivo van Hove, maître de théâtre. Mais ce serait oublier la mise en scène. Comme toujours, Ivo van Hove réussit à donner à chaque élément de son travail la place exacte qui lui revient dans un propos unique qui n’est ni argument, ni message, ni démonstration. Le soin apporté à la scénographie signée Jan Versweyveld est là pour en témoigner. Que ce soit dans le minimalisme qu’exige le metteur en scène d’Après la répétition pour qui le théâtre est la rencontre entre le texte, les acteurs et le public qu’aucun élément étranger comme un décor ne doit perturber (rassurons-nous, il avoue ne pas y parvenir). Ou que ce soit dans la fabuleuse mécanique qui pose, en une esthétique épurée, une île sur un miroir d’eau battu de pluie, de brume puis de soleil pour Persona. Van Hove maîtrise les mises en scène spectaculaires. Bergman n’est pas Visconti avec ses nombreux personnages et son analyse de l’histoire auxquels van Hove s’était bellement confronté pour la Cour d’honneur d’Avignon en adaptant Les Damnés. L’intimisme impose d’autres codes que le metteur en scène avait en partie explorés pour l’Elmire du Tartuffe, comme il s’était attaqué aux histoires familiales dans Les Choses qui passent. C’est cette fois une nouvelle dimension.

 

 

Après la répétition / Persona création d’Ivo van Hove pour la version française au Printemps des Comédiens du 1er et 4 juin. Texte d’Ingmar Bergman. Avec Emmanuelle Bercot, Charles Berling, Justine Bachelet et Élisabeth Mazev. Scénographie de Jan Versweyveld.

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