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L’Extinction autrichienne, matière à théâtre de Julien Gosselin

par Véronique Giraud
Extinction, photo de répétition, Julien Gosselin ©Simon Gosselin
Extinction, photo de répétition, Julien Gosselin ©Simon Gosselin
Arts vivants Théâtre Publié le 04/06/2023
Julien Gosselin a l’art de surprendre. Il aura fait perdre tout repère à ceux qui abritent en eux une idée bien précise du théâtre avant de leur faire voir et entendre une littérature écrite au siècle dernier pour honnir, vomir, dénoncer de leur plume les dessous hideux de la société viennoise.

Julien Gosselin nous a donné l’habitude de spectacles au long cours, voire très long, où la littérature a le premier rôle. Après le roman Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq en 2013, il s’était attaqué à 2666 du Chilien Roberto Bolano puis à une trilogie de l’Américain Don DeLillo. Depuis deux ans artiste associé à la Volksbühne de Berlin, il a décidé de prendre à partie la littérature allemande. Dans Sturm und Drang, c’était les romantiques allemands. La seconde partie de cette histoire littéraire a fait sa première en France le 2 juin au Printemps des Comédiens.

Cette fois, le Calaisien a entrepris une immersion dans la littérature autrichienne avec trois auteurs du XXe siècle. Les deux premiers, Hugo von Hofmanmsthal et Arthur Schnitzler, ont vécu la grandeur de l’empire austro-hongrois et son éclatement après la première guerre mondiale. Le troisième, Thomas Bernhard, a vécu, enfant, l’annexion au Reich nazi et la réduction après-guerre à un État qui compte aujourd’hui 8 millions d’habitants.

 

L'effondrement d'une société. Cette histoire n’est pas celle qui intéresse Julien Gosselin, mais elle est bien sûr en fond de plateau. Ce qui l’interroge, et qui prend son titre d’un des derniers romans de Thomas Bernhard, Extinction (1986), c’est l’effondrement d’une société qui, pour être cultivée et créatrice, n’en porte pas moins les stigmates de son anéantissement.

Parlant de la mutation de l’espèce humaine, l’Américain John Steinbeck écrivait « la chaîne de montage, la ferme collective, l’armée mécanisée, et la production en série de la nourriture », est « une tendance qui ne peut aboutir qu’à l’extinction ». Écrits en 1941 dans un long article, ces propos rejoignent l’intention clairement dessinée de Julien Gosselin. Mais le dramaturge le fait à sa manière, dans laquelle les formats comme les mots sont travaillés en décalage. En trois parties distinctes, et déroutantes si l’on songe à l’unité de l’œuvre, qui se succèdent dans ce spectacle long de plus de cinq heures.

 

Une radicalité assumée. L’entrée se fait aux sons des platines de deux Dj. Tandis que le public cherche un siège pour s’y asseoir, un groupe s’est formé sur le plateau. Aucune indication n’invite l’assemblée à les rejoindre. Seuls quelques spectateurs curieux se lèvent, descendent les gradins et découvrent qu’un verre leur est offert au comptoir du bar. Certains regardent les gens danser, d’autres les rejoignent. Cet esprit rave party marque la liberté inhabituelle du théâtre et met en balance celle des spectateurs. Mais déjà les caméras décident de suivre deux personnes dans la foule des danseurs. Ce sont deux actrices qui commencent une scène qui trouvera sa fin en troisième partie avec les mots de Thomas Bernhard.

Cette audace formelle, Julien Gosselin l’a peut-être nourrie de deux années vécues à la Volksbühne, théâtre héritier de la radicalité des metteurs en scène Frank Castorf ou Christoph Schlingensief, peu connu en France. « Je me reconnais dans cet état d’esprit, extrêmement rebelle, qui régit ce théâtre » se réjouit l’artiste. « En fait on m’a proposé mon rêve de théâtre ». C’est presque un manifeste que nous tend le metteur en scène.

 

Un théâtre écran. Dans la seconde partie, le décalage est posé sur scène par un dispositif qui mêle décor et écran. Le décor, c’est une maison bourgeoise avec chambre, salon et salle de bain, mais dont le spectateur, selon sa place, n’entrevoit qu’une petite partie. Car le théâtre est surtout sur écran, le jeu étant filmé par deux cameramen qui parfois n’hésitent pas à s’insérer entre l’œil du public et la scène qui se joue. L’écran est d’ailleurs aussi large que l’appartement et diffuse en noir et blanc des gros plans, des détails de scène, un dîner et des apartés. Des pleurs, des colères, des outrances, les accents de l’art moderne, les tabous sexuels. Mademoiselle Else est présente, l’œuvre la plus connue de Schnitzler où une jeune femme traverse nue un salon, comme les accents orgiaques de La nouvelle rêvée, une autre nouvelle de Schnitzler qui a inspiré à Stanley Kubrick son film Eyes Wide Shut.

Si les monarchies absolues s’effondrent avec Don Juan et Sade, les monarchies bourgeoises, résistantes jusqu’aux années vingt, disparaissent sous les coups des auteurs autrichiens contraints par la société dans laquelle ils évoluaient et dont ils ne voulaient rien, rejetant toute association, toute assimilation. Ce moteur, d’une colère sourde et d’un raisonnement inaudible, les a propulsés dans la marge et a fait naître leur œuvre corrosive et désespérée. Julien Gosselin a choisi leurs mots. Pour les faire résonner au milieu de nos sociétés contemporaines, parce qu’ils les décrivent si bien… Ils sont moteurs d’une pensée, moteurs aussi d’une esthétique spectaculaire inédite, comme en témoigne la danse-poème inspirée du Bauhaus qui clôt le dîner.

 

Thomas Bernhard à nu. La troisième partie, dont l’intrigue avait commencé dans la foule de la rave, continué dans le salon où les Tyroliens dénoncés par Thomas Bernhard vont jouer de la mort sous fond de danse folklorique, est un monologue. Celui-ci, dit par la magnifique comédienne Rosa Lemback qui le restitue dans ses larmes de colère et de révolte. Assise sur une estrade face à une cinquantaine de spectateurs assis qui jouent l’assistance, filmée en plan rapproché, elle dit les mots ravageurs de l’écrivain autrichien, sa dénonciation d’une société qui n’a jamais voulu reconnaître sa responsabilité dans la montée du nazisme, d’un conformisme qui tue tout le monde, même ses défenseurs. Alors que la seconde partie alternait les dialogues en allemand et en français, l’écriture de Bernhard est retransmise dans sa version originale.

Quelques spectatrices et spectateurs désorientés, ont quitté la salle. Mais l’essentiel du public, étonnamment jeune, ne quitte pas des yeux la scène.

 

Extinction d'après Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmanmsthal. Mise en scène de Julien Gosselin Si vous pouvez lécher mon cœur / Volksbühne am Rosa Luxmebourg-Platz.

Les 2, 3 et 4 juin au Printemps des Comédiens - Théâtre Jean-Claude Carrière - Domaine d'O. Puis du 7 au 12 juillet au Festival d'Avignon - Cour du lycée Saint-Joseph.

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