espace abonné Mot de passe oublié ?

Vous n'avez pas de compte ? Enregistrez-vous

Mot de passe oublié ?
ACCUEIL > Oeuvre > Les fantômes d’Istanbul, ces oubliés de la « Nouvelle Turquie »

Les fantômes d’Istanbul, ces oubliés de la « Nouvelle Turquie »

par Véronique Giraud
Les fantômes d'Istanbul © La 25ème heure
Les fantômes d'Istanbul © La 25ème heure
Cinéma Film Publié le 11/09/2023
Pour son premier long-métrage, Azra Deniz Okyay montre Istanbul. Pour témoigner à la fois de la résilience et de l’audace d’habitantes d’un quartier abandonné aux spéculateurs immobiliers. Situé dans un futur proche, la jeune réalisatrice dresse un rare portrait, sans fard, d’une partie de ville poussée dans ses derniers retranchements.

Bien loin de la carte postale et des brochures touristiques, l’Istanbul qu’a filmé Azra Deniz Okyay est celle, rare, de deux de ses quartiers délaissés par les autorités pour mieux s’offrir aux spéculateurs fonciers et autres promoteurs qui rêvent d’hôtels de luxe et de résidences haut de gamme. Les maisons abandonnées offrent leurs murs aux nuits des sans abri. Menaçant de s’écrouler, elles présentent leur vide et leurs éventrations aux regards résignés des riverains. Cet abandon est savamment orchestré, et ses mécanismes sont magnifiquement démontés par la réalisatrice. Sans discours, sans didactisme.

Les autres fantômes sont les habitants, une petite société de l’ombre et de la débrouille. Le film s’attache aux faits et gestes de ces personnes dépossédées de leur futur par la convoitise des spéculateurs immobiliers. Ces victimes forment un peuple de la nuit et des ruines, capable d’une incroyable résistance. Dans la désobéissance, dans le non droit, dans l’activisme, ces gens maintiennent les liens entre eux, une solidarité à toute épreuve dont le seul obstacle est le manque de moyens. Sans recherche de bravoure, juste pour diffuser un peu d’émerveillement dans un quotidien, la jeune génération endosse le rôle d’éducateur des enfants des rues.

 

Avoir un toit, avoir la paix dans la rue pour danser ou partager dans un lieu anonyme un moment entre amis. Ce sont autant de moments interrompus par une police omniprésente que l’on charge de disperser ou d’évacuer ces indésirables, une police soutenue par des personnes qui ont trouvé protection dans une morale de l’interdit. Il y a aussi les réfugiés syriens qui trouvent là travail et refuge, moyennant un loyer édicté par les marchands de sommeil. Les petits et grands délits sont bien sûr encouragés faute de mieux.

Le film décrit l’épicentre d’une Turquie contemporaine qui a subi 65% d’inflation en un an selon le gouvernement, le double selon un organisme indépendant. Ce séisme de la gentrification, qui permet d’augmenter les loyers, et d’accueillir ses visiteurs dans de nouveaux « beaux quartiers », bouleverse sans égards, irrémédiablement parfois. Ce phénomène, loin d’être propre à la Turquie, sévit dans quasiment toutes les grandes villes du monde. Ce que décrit Azra avec talent et une quasi exhaustivité, c’est son impact sur le quotidien des populations menacées d’être délogées, c’est aussi son inéluctable conséquence : la perte progressive d’une culture populaire qui prend sa source dans l’organisation informelle d’un quartier, où se côtoient toutes les générations, où tout le monde se connaît, où l’hospitalité et la solidarité font art de vivre.

 

Loin du mélodrame. Les visages des jeunes filles et des mères ont l’énergie et la férocité des combattantes. Quand Didem, l’électron libre, danse avec ses amies, quand Ela, l’activiste féministe, affronte les regards des hommes, quand Iffet, la mère, tente par tous les moyens d’aider son fils en prison, leurs élans s’imposent, leurs destins s’entrecroisent jusqu’à former un chœur à l’unisson. Le montage du film recèle lui aussi une énergie singulière. Les scènes, courtes, et le jeu d’aller retours temporels conduisent le spectateur du riche quartier Galata au pauvre Sucular, d’un bâtiment en péril à un autre, d’une cour à une autre, d’un trafic à un autre. Ressort la volonté de la cinéaste de n’omettre aucun combat, ceux contre le patriarcat, la discrimination sexuelle, le travail au noir, les marchands de sommeil, les mensonges de la corruption, les autorités participant en sous-main à la démolition, une police omniprésente et agissante, les dénonciations… Azra parvient à reconstituer un écosystème dans lequel la désobéissance et les petits trafics maintiennent le lien dans un environnement où la menace omniprésente est soulignée par les proches vrombissements d’hélicoptères de la police, par le bruit incessant des marteaux piqueurs et des engins de construction. Un film de résistance au nom d’une population assommée.

 

Les fantômes d'Istanbul (2020), long-métrage écrit et réalisé par Azra Deniz Okyay. Avec Dilayda Güneş, Beril Kayar, Nalan Kuruçim, Emrah Ozdem. En salles en France depuis le 23 août.

Partager sur
Fermer