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La Friche sème Un champ d’îles ultramarines

par Pierre Magnetto
Kid Kréol et Boogie en compagnie de la commissaire Julie Crenn devant un détail de leur fresque. © Naja
Kid Kréol et Boogie en compagnie de la commissaire Julie Crenn devant un détail de leur fresque. © Naja
Jean-Francois Boclé consommons racial. © Naja
Jean-Francois Boclé consommons racial. © Naja
Louisa Marajo, de Martinique, propose BoMb – de cendres s’élevant dans l’art d’aimer la vie. © Naja
Louisa Marajo, de Martinique, propose BoMb – de cendres s’élevant dans l’art d’aimer la vie. © Naja
Nathalie Leroy-Fiévée, Ex voto, ici Black white blues. © Naja
Nathalie Leroy-Fiévée, Ex voto, ici Black white blues. © Naja
Jack Beng-Thi, La ligne bleue. © Naja
Jack Beng-Thi, La ligne bleue. © Naja
Masami, Nouvelle conscience. © Naja
Masami, Nouvelle conscience. © Naja
Tatiana Parchama, La robe végétale. © Naja
Tatiana Parchama, La robe végétale. © Naja
Hors-Champs Croisement Publié le 09/02/2024
Le site culturel marseillais se concentre jusqu’à la fin de la saison sur deux expositions d’art contemporain d’artistes ultramarins. "Des grains de poussière sur la mer" met la focale sur les Caraïbes et "Astèr Atèrla" sur l'île de La Réunion. D’autres événements sont programmés dont le festival Hip Hop Society avec Kadans Caraïb en chef de file.

Choisir le titre d’un recueil de poèmes d’Édouard Glissant pour chapeauter, comme une marque ombrelle, une série d’événements dédiés aux arts contemporains d’origine ultramarine est déjà en soit un bel hommage. Mais avec Un champ d’îles, la Friche de la Belle de Mai à Marseille va beaucoup plus loin, inscrivant le travail des artistes invités dans la filiation d’un homme de lettres et philosophe français né en Martinique, passé à la postérité tout autant pour son œuvre littéraire que pour ses engagements politiques et humanistes. La notoriété ne constitue pas une fin en soi pour ces artistes venus de ces territoires français si éloignés de la métropole – encore qu’elle ne soit pas forcément désagréable quand elle survient – mais au moins leur travail mérite-t-il plus de visibilité qu’il n’en a aujourd’hui. La dernière et unique exposition d’envergure jamais présentée dans l’Hexagone, la Kreyol Factory, s’est déroulée à La Grande Halle de la Villette à Paris avec une soixantaine d’artistes représentés. C’était en 2009.

 

Connus dans l’hémisphère Sud, méconnus en métropole « Une nouvelle génération d’artistes à émergé et grandi en s’affranchissant de la relation bilatérale avec l’Hexagone, travaillant largement dans leur aire culturelle et géographique : les Caraïbes et par extension le Continent américain, l’océan Indien et le Continent africain » écrit Alban Corbier-Labasse, directeur général de La Friche, dans sa note d’intention. La structuration de la filière sur les territoires, avec notamment le FRAC et Documents d’Artistes à La Réunion, de même que la création de centres et d’écoles d’art ont contribué à ce rayonnement qui a encore du mal à atteindre la France métropolitaine. Mais depuis la signature en 2022 par les ministères des Outremers et de la Culture et les directions de 21 lieux ou réseaux culturels (musées, conservatoires, médias) du Pacte en faveur des artistes et de la culture ultramarine, un effort est fait. Un champ d’îles bénéficie certes du soutien de ce pacte, mais sa réalisation a été rendue possible grâce à la participation notamment du FRAC La Réunion, de FRAEME, association résidant à la Friche spécialisée dans la production d’expositions, et du réseau Documents d’artistes qui soutient le travail d’artistes contemporains.

 

Derrière la carte postale Loin ne veut pas dire petit : le nom donné aux rencontres professionnelles qui ont précédé l’ouverture des expositions à la Friche les 2 et 3 février dernier sonne déjà comme un manifeste dans une métropole qui bien souvent méconnait ses territoires ultramarins, leurs cultures, leurs coutumes comme leur Histoire et encore plus leurs artistes. Les rencontres se sont intéressées « aux spécificités des arts visuels ultramarins », « aux héritages et sédiments » ayant construit les mouvements artistiques, à la façon dont « les pensées et gestes séculaires » nourrissent les pratiques artistiques. Au-delà des échanges entre intervenants, c’est sans aucun doute dans les salles d’exposition et les événements à venir que le public pourra s’en faire une idée plus précise et surtout rompre avec le bleu turquoise de la mer, les plages de sable blond et les palmiers des cartes postales pour entrevoir un envers du décor.

 

Des grains de poussière sur la mer Un champ d’îles est composé de trois temps forts dont Des grains de poussières sur la mer. Le titre de cette expo n’a pas été choisi au hasard bien que le nom de l’auteur de la formule soit assez inattendu en la circonstance. En effet, au cours d’un voyage d’État, survolant la mer des Caraïbes, le Général de Gaulle usa de cette métaphore pour décrire le paysage qui s’étalait sous ses yeux. Pour Arden Sherman, la commissaire de l’expo, cette citation est « révélatrice de la perspective surplombante depuis laquelle est perçue la région – une perspective dont les racines plongent dans l’histoire de la France comme puissance coloniale dans les Antilles ». Pour autant, souligne-t-elle, « si l’histoire est indéniablement présente, les artistes ne réalisent pas des œuvres d’art d’apparence « caribéeenne » ou qui démontrent de manière didactique les conditions de leur traumatisme colonial ».

 

Des artistes ancrés dans leurs territoires et leur jeune histoire Jean-François Boclé, né à Fort de France en Martinique, propose par exemple Consommons racial. Sur une étagère de 6 mètres de long, il expose une multitude de produits de consommation courante achetés en supermarché, dont le packaging évoque l’assignation sociale des individus suivant leur origine ethnique. Ainsi les produits de début de rayon évoquent l’image paisible du quotidien d’une famille blanche, quand à l’autre bout il s’agit de produits dédiés aux tâches domestiques portant la figure d’une personne noire, comme ce paquet de sacs poubelle tout simplement baptisé en espagnol La négresse. Nathalie Leroy-Fiévée, née à Cayenne en Guyane, présente Ex voto, ici Black white blues, une installation et un poème avec lesquels elle rend à la fois hommage à sa grand-mère récemment décédée et au paysage naturel du territoire où elle a grandi. Louisa Marajo, de Martinique, propose BoMb – de cendres s’élevant dans l’art d’aimer la vie, représentant les restes d’une vague océanique dévastatrice à la suite d’une éruption volcanique dans lesquels se mêlent photographies, déchets de chantiers, voulant faire écho à un monde qui évolue parfois très vite.

 

Comme un portrait de La Réunion Astèr atèria (ici et maintenant en créole), autre expo d’Un champ d’iles montée grâce au FRAC de La Réunion, réunit des œuvres de 34 artistes contemporains. L’expo a été montrée à Tours de juillet 2023 à février 2024. Sa présence à la Friche jusqu’à début juin aura offert aux artistes invités une année de visibilité en métropole. « Parmi les thématiques de l’exposition la question de l’histoire est omniprésente, une histoire coloniale que les artistes transcendent avec leur propre vision » explique Julie Crenn, la commissaire. Parmi les autres thèmes elle cite la mémoire, le créole, le patrimoine fragile et naturel d’une région à l’histoire récente, les croyances et les « pratiques plus ou moins visibles que les artistes mettent en lumière et questionnent à leur manière ». Elle voit dans la diversité des œuvres exposées « un portrait de l’île, avec sa topographie, ses aspects physiques et géographiques, ses habitantes et ses habitants, les choses visibles ou invisibles, humaines ou non-humaines ».

 

Une fresque pour rêver La Réunion d’avant l’Histoire Kid Kréol et Boogie, deux graphistes influencés par le street-art vu en Europe et en Amérique, se sont longtemps interrogés pour savoir si cette forme artistique « aurait du sens à La Réunion » avant de s’y consacrer et de devenir graffeurs. La fresque qu’ils présentent chemine sur les paliers des deux étages consacrés à Astèr atèrla témoigne surtout d’une profonde interrogation sur les origines et sur la mort. « On a dessiné des âmes errantes car on s’est rendu compte de l’importance de la mort dans notre vision du monde à La Réunion. A partir de ce moment-là on a entamé un travail d’écriture d’une mythologie liée à l’océan Indien. Depuis 10 ans, on reconnecte La Réunion à ses origines, à l’Ile Maurice, à Madagascar, au Mozambique, à l’Inde, aux Comores, à Mayotte. C’est un travail basé sur une vision et une rêverie du paysage », raconte Kid Kréol. Boogie lui emboîte le pas. « Il n’y a pas de mythe de création à La Réunion. On dit que l’île était vierge avant. Notre travail c’est une façon de rêver l’île d’avant cette histoire, le paysage se transforme en ancêtre. Sur cette fresque il y a un rapport à l’existence avec tout un dégradé de couleurs qui est comme un symbole de la lumière. On est tombé sur une recherche scientifique qui disait qu’on pouvait remonter le temps par la couleur en utilisant le spectre lumineux. Il y a toujours ce rapport à la temporalité, à l’ancestralité à la recherche des origines. »

 

Un détail essentiel à l’ensemble  Le témoignage de Tatiana Patchama est tout aussi émouvant. La jeune femme puise son inspiration plastique au sein de son écosystème. Ici elle présente La robe végétale, conçue avec des feuilles d’arbres récoltées parmi des déchets verts et qu’elle a patiemment laissé pourrir « pour en extraire toute la chair jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le squelette ». Puis vient la période de la broderie, de la couture, de l’assemblage. « Je travaille beaucoup avec l’idée que je viens d’une petite île, ce qui me donne le sentiment d’être un détail, de faire partie d’un ensemble. Être humain, être vivant, c’est aussi accepter de faire partie de quelque chose qui est beaucoup plus grand que soi, de participer à quelque chose de vivant qui nous dépasse et qui nous rend essentiel ».

 

Une Nouvelle conscience ouverte sur l’humanité tout entière Masami, venue du Japon, s’est installée à La Réunion il y a quelques années seulement. Elle propose Nouvelle conscience, une œuvre débutée en plein confinement alors qu’elle était enfermée dans un petit appartement en Espagne. Elle s’est mise à lacérer ses vêtements, à les nouer entre eux avec des parties ajourées créant un début de vitrail textile. De retour à La Réunion elle a prolongé son travail en récupérant des pièces issues de toutes les communautés peuplant l’île et si aujourd’hui l’œuvre a atteint une taille honorable, l’artiste n’en a pas encore terminé. « Les tissus issus des différentes communautés représentent la Réunion, mais pas seulement. Ici on vit ensemble avec nos différentes cultures mais pour moi Nouvelle conscience est ouverte sur l’humanité tout entière. C’est comme une lumière qui représente une infinité de perspectives, l’infinité de l’univers, une infinité de consciences ». Cette diversité des origines on la retrouve aussi avec le travail de Jack Beng-Thi dont les grands-parents ont immigré à La Réunion au XXe siècle, l’un venant du Vietnam, l’autre de la région du Bengale. Sa sculpture Ligne bleue évoque cet océan Indien qui relie les peuples de la région et dont certains représentants ont convergé vers La Réunion. La roue bleue qui représente l’océan, la paille au centre qui symbolise les femmes et les hommes, et le socle de galets noirs pour la terre.

 

Un Festival Hip Hop en mai Ces quelques œuvres choisies parmi toutes celles qui sont exposées montrent la richesse, la complexité et la diversité des matériaux inspirant les artistes contemporains ultramarins, définissant des langages et des représentations qui leur sont propres. Mais Un champ des îles c’est encore d’autres événements avec notamment la 1ère du festival #1 Convergences organisé par France Télévision pour célébrer les cultures ultramarines (du 30 mai au 2 juin), le Festival Hip Hop Society avec une carte blanche à Gary Mampiono, chef de file de Kadans Caraïbe, avec également en invité le groupe ExpéKa (du 29 avril au 4 mai).

 

Des grains de poussière dans la mer, jusqu'au 28 juillet 2024, Friche de la Belle de Mai, 3e étage.

Astèr atèrla, jusqu'au 2 juin 2024, Friche de la Belle de Mai, 4e et 5e étages.

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