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David Bobée : « Une saison comme si de rien n’était »

par Véronique Giraud
David Bobée © Arnaud Bertereau Agence Mona
David Bobée © Arnaud Bertereau Agence Mona
Arts vivants Interdisciplinaire Publié le 02/09/2020
À la tête du CDN de Rouen depuis 2013, le metteur en scène, scénographe, scénariste, réalisateur David Bobée revisite à travers ses spectacles la palette des arts vivants, théâtre, danse, cirque, opéra, en revendiquant une scène représentative de la société dans son ensemble. Après la fermeture du théâtre, les annulations et reports ds spectacles, la rentrée a un goût doux amer.

Vous revendiquez une démarche théâtrale populaire, et qu'une réflexion collective suive le plaisir de la représentation. La fermeture des salles a privé le théâtre de cette fonction. Comment réagissez-vous ?

La fermeture a touché différents endroits de ma responsabilité de directeur de structure. J’ai d’abord écouté ma responsabilité professionnelle afin que les artistes et techniciens n’aient pas à subir individuellement la crise. Ne pas ajouter à la crise sanitaire, à celle économique qui s’annonce, une crise sociale. Mon premier réflexe, après avoir mis personnels et usagers en sécurité en amont de l’annonce officielle, a été d’assurer la santé financière des personnes. J'ai très vite lancé le mot d’ordre : Annuler tout, payer tout le monde. Pour qu’un service non rendu puisse être rémunéré, personne n’étant responsable de la situation.

Nous avons traversé une période sans comparatif, sans guide, sans perspective politique, sans connaissance de ce qui nous arrivait. Il a donc fallu improviser, et je me suis appuyé sur mon sens de l’éthique, de la responsabilité.

 

Le théâtre en tant que représentation de la société a lui été silencieux. Ou presque…

Il fallait trouver un moyen de garder un lien avec le public. Les formes numériques ont été un grand support, nous avons inventé des petites choses. Les acteurs du CND ont lu dans leur bibliothèque, les danseurs ont improvisé des danses de salon, les chanteurs ont fait de la musique de chambre, j’ai remonté un spectacle en répétant via skype avec les acteurs et les actrices qui se filmaient dans leur salle de bain. Le montage est un objet hybride, ce n’est pas un film mais il ressemble à cette période bizarre et inédite. Il y a eu également le partage des captations de spectacles programmés au CDN. Sans remplacer le théâtre par le numérique, cela a pu formuler l’objet d’un manque, et alimenter le désir de théâtre.

 

Comment alimenter le désir de théâtre en cette rentrée ?

D’abord par la programmation. Par les objets artistiques eux-mêmes, ceux qu’on a rêvés avant ce confinement. Il fallait maintenir la programmation telle qu’elle était rêvée depuis plus d’un an, ne pas amputer le désir des artistes ni celui des spectateurs et des spectatrices, et partir sur une saison comme si de rien n’était. Si on devait à nouveau annuler en raison d’un cluster, le fait de programmer normalement est la seule garantie de continuer ce qu’on a fait, c’est-à-dire annuler et payer tout le monde. Avec une saison revue à la baisse, avec des formes plus petites, en faisant jouer en extérieur deux ou trois comédiens, avec un technicien, je n’aurais pas pu employer tout le monde. Si les CDN, grands employeurs de compagnies et d’équipes, voient les choses à la baisse ils vont participer au carnage social. L’idée est de tout mettre en œuvre pour la sécurité et le sanitaire pour que les choses aient lieu. Là il y a du désir de se retrouver, là il y a du rêve.

 

Vous dirigez une institution publique tout en militant contre les discriminations, quel bilan pour ces deux activités dont la portée est politique ?

Le bilan financier est très positif. Le bilan artistique est très beau, si j’en juge par l’appétit du public pour les formes contemporaines transdisciplinaires. Le bilan militant, sociétal, aussi. On a avancé ces dernières années sur les discriminations, sur les inégalités homme femme. À bien des endroits : dans les spectacles qu’on me propose, dans les distributions plus diversifiées, dans la composition des élèves des écoles de théâtre.

Si on n’est pas encore dans une culture de la diversité, respectueuse de la population dans sa composition, il y a quand même un mieux, qui commence par une prise de conscience. S’agissant de la question d’un racisme hérité, chacun sait de quoi on parle. Et tente de trouver des outils, à sa façon. Il n’y a plus les refus de penser le sujet que j’observais il y a cinq ans. Moi, je me suis fixé un objectif chiffré pour travailler dans un cadre non raciste. Les politiques qui s’emparent de la question, les partenaires financiers, les institutions culturelles, choisissent d’autres outils.

Quand un gamin issu des immigrations voit sur une affiche devant un théâtre ou sur un programme une personne qui lui ressemble, il ne se sent pas exclu. Ce n’est pas rien pour la culture d’un pays qui s’adresse à un tiers de sa population. Jusqu’à présent les deux tiers étaient exclus de la pratique culturelle.

 

La nouvelle donne politique, engendrée par la crise sanitaire, encourage-t-elle votre énergie créatrice ?

J’ai d’abord besoin de retrouver le théâtre, les spectateurs, le plateau pour pouvoir commencer à analyser ce qu’on vient de traverser. Nous sommes dans une telle période d’anormalité, à l’endroit artistique où je suis ce qui vient de se passer est tellement absurde. Comme un robot j’ai annulé 90 dates de tournée, dans des lieux qui me tenaient particulièrement à cœur. J’ai annulé les représentations qui devaient se jouer au CDN comme un robot. Lorsque la reprise de Tosca a été annulée, et que j’ai découvert qu’on ne verrait plus jamais l’équipe artistique avec laquelle on a créé cet opéra à Caen, la ville où j’ai étudié et où j’ai monté ma compagnie, je me suis effondré en larmes. J’étais censé être en création tout l’été d’un spectacle jeune public avec trois artistes congolais. Un était coincé en France, les deux autres au Congo, on n’a pas pu répéter et, pour assurer l’équilibre financier du CDN, il a fallu annuler le spectacle. C’est tellement violent que pour l’instant j’ai juste besoin de retrouver le contact avec le plateau. À partir de là je verrai quelle incidence cette période peut avoir sur ma pratique.

Bien sûr on a observé de nouvelles solidarités, il y avait là une piste à creuser. Les financements des théâtres publics étant déjà versés, les moyens de rémunérer l’équipe permanente n’ont pas été impactés par la crise. J’ai refusé de faire appel au chômage partiel. C'est un dispositif d’aide aux entreprises qui n’ont pas d’autre choix que d’avoir une activité pour avoir des recettes et payer les salaires. J’ai toujours compris que l’argent public avait un sens, une valeur qu’il fallait respecter avant toute chose. La solidarité était de payer tout le monde.

Aujourd’hui, je mets de côté mon énergie créative pour honorer la tenue des spectacles programmés et relancer les tournées, tout mettre en place pour que les artistes puissent venir jouer à Rouen et que le public se sente en sécurité. Pour tout mettre en œuvre pour que les missions de service public d’un CDN, quasiment rendues impossibles aujourd’hui, puissent s’inventer. Comment faire une action culturelle dans une école, dans un Ehpad, dans une prison ? Mon énergie va être de réinventer ces missions.

 

Et qu’en est-il de votre énergie de militant ?

Plus forte que jamais. Après tout ce qu’on vient de traverser, avec #metoo, après Adèle Haenel, après la capacité de la société à dénoncer la domination masculine, +35% de violences faites aux femmes pendant le confinement. Georges Floyd, les mouvements salutaires de protestation, qui renvoient aux violences policières, et donc aux discriminations, à l’œuvre dans nos propres pays et vont bien au-delà du racisme envers les noirs américains. Le retour à l’ordre moral comme en Pologne, engendre la violence. La violence faite à la communauté LGBTI provoque des quasi milices LGBTI. Plus d’ordre provoque plus de chaos. Tout cela offre une énergie incroyable pour faire de la pédagogie, pour taper du poing sur la table. Le retour de cette pensée brunâtre provoque encore plus de militantisme, et l’affirmation de notre liberté d’être, de penser, de s’exprimer. Autant à l’endroit artistique je suis fragile, autant à l’endroit du militantisme plus que jamais combattif.

 

Quels sont vos projets artistiques ?

À l’opéra de Rouen fin septembre, je mets en scène Tannhauser de Wagner, superbe rendez-vous. Reste la question de l’adaptation au virus, mais on jouera quoiqu’il arrive. Le spectacle sera filmé, diffusé dans différents endroits de la région. Il y a aussi la tournée de Viril avec Béatrice Dalle, Virginie Despentes, Casey, sur la lutte contre les dominations, à commencer par le patriarcat blanc. My Brazza va tourner dans les établissements scolaires, réadapté aux conditions sanitaires. Peer Gynt reprend sa tournée et finira l’année à La Villette. En février 2021, Tosca sera à l’opéra de Dijon. Les choses reprennent leur cours, j’ai hâte de me remettre aux créations.

 

 

Né en 1978, David Bobée étudie le cinéma puis les arts du spectacle à l'Université de Caen. Il y crée en 1999 sa première mise en scène Je t'a(b)îme. Nommé à la direction du CDN de Rouen en 2013, premier CDN à vocation transdisciplinaire, il se présente comme « metteur en scène, directeur d’institution publique et militant contre tout type de discrimination ». Pour lui, le théâtre ne doit pas se déconnecter de la pensée politique, et la politique ne doit pas se déconnecter de la pensée culturelle. Il crée Lucrèce Borgia avec Béatrice Dalle, Dios Proveerà avec des artistes de cirque colombiens et un ensemble baroque. Il met en scène son premier opéra, The Rake’s Progress de Stravinsky en 2016 puis La Nonne Sanglante en 2018 à l’Opéra-Comique.

En 2018, il crée Peer Gynt d'Henrik Ibsen. En juillet 2018, il est invité par le Festival d’Avignon pour diriger le Feuilleton sur la thématique du genre : Mesdames, messieurs et le reste du monde. En 2019, il co-met en scène avec Corinne Meyniel Louées soient-elles, spectacle mêlant opéras de Haendel, danse et cirque, et construit le spectacle-concert Viril avec Béatrice Dalle, Virginie Despentes, la rappeuse Casey et le groupe zéro autour de la littérature lesbienne. La même année, il met en scène Tannhauser de Wagner en Autriche et adapte Elephant Man, qui réunit Béatrice Dalle et JoeyStarr. Il crée Tosca au printemps 2020 à l’opéra de Rouen.

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