espace abonné Mot de passe oublié ?

Vous n'avez pas de compte ? Enregistrez-vous

Mot de passe oublié ?
ACCUEIL > Entretien > Martine Lusardy, « l’art brut, un art gratuit »

Martine Lusardy, « l’art brut, un art gratuit »

par Véronique Giraud
Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre DR
Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre DR
Arts visuels Arts plastiques Publié le 07/11/2015
Martine Lusardy a rouvert l’ancien marché couvert de la Halle Saint-Pierre, au pied de la Butte Montmartre, pour des créations singulières, à la marge, populaires, qu’elle avait le désir de présenter au public.

En ouvrant la Halle Saint-Pierre, Martine Lusardy a sans doute ouvert la part d’ombre de l’humanité d’un XXe siècle nourri de représentations esthétiques très établies. Un part d’ombre dont le XXIe siècle accepte de plus en plus de s’emparer et de diriger vers la lumière.

L’art brut se complaît dans la marge, c’est un art difficile à nommer. Mais puisqu’il faut mettre des mots sur ce qui peut être partagé, Martine Lusardy reprend le qualificatif de brut, inventé par Dubuffet, et l’explique : aller à contre-courant des idées établies, bousculer les esprits, les réveiller, les faire sortir d’un art qui s’est enfermé sur lui-même, sur les artistes et leurs promoteurs, voguant d’une collection à une autre, d’un musée à un autre, échappant au final à l’opinion, n’est pas pour lui déplaire. C’est même son credo.

 

Quel est votre parcours ?

Quand on s’intéresse à l’art brut, d’où on vient ce n’est pas important. En France, on est jugé par ses diplômes. Ailleurs, comme aux Etats-Unis, c’est ce qu’on fait avec son diplôme qui importe. L’histoire de l’art revendique en France un art académique universitaire, c’est pour cela que je me suis intéressée à l’art brut. Je me suis toujours intéressée à ce qui est hors normes, au singulier, au mauvais élève de la classe, à ce qui n’est pas dans le discours dominant. Or l’art brut, pendant longtemps, n’était pas du tout un art officiel, légitime. Aujourd’hui il est reconnu. Henri Darger par exemple vient de faire son entrée au Musée d’art moderne de Paris, à travers une donation toutefois. L’art brut, puis ses dérivés, c’est une autre histoire de l’histoire de l’art. Une autre histoire des créateurs eux-mêmes (on dit créateurs et pas artistes), par rapport au marché, par rapport à la reconnaissance du public. Tout était à faire et à construire, c’est ce qui m’a intéressé.

 

Connaît-on bien cet art, réalisé autant par des autodidactes que des gens formés à l’art ?

Le problème c’est que l’art brut n’est pas d’un accès facile. Ce n’est pas parce que ces artistes sont des autodidactes que cet art est fait pour des autodidactes. Au départ, il a été défendu par les artistes eux-mêmes, Dubuffet, les surréalistes. Ce ne sont pas des intellectuels, des critiques ou des collectionneurs qui l’ont reconnu. Pour qu’il soit maintenant reconnu d’un plus grand public en France, il a fallu qu’il le soit par des gens d’une éducation savante.

 

L’art brut est un concept étrange…

Il faut nommer les choses. Dubuffet a fait connaître des œuvres qui n’existaient pas. Ce que l’on ne nomme pas n’existe pas. Il leur a donné un nom, un nom assez génial parce qu’il a collé le mot art, qui est la chose la plus sophistiquée qui soit, pensée, voulue, réfléchie, au mot brut, qui est le non réfléchi. Ce n’est pas le degré zéro de la culture mais le degré premier du savoir. Cela ne veut pas dire que les auteurs d’art brut n’ont pas de savoir, ils ont un autre type de savoir.

 

L'expression reste difficile à cerner aujourd'hui encore…

Jusque-là on n’a pas trouvé mieux. Les Américains ont trouvé art outsider. Aujourd’hui on veut utiliser art contemporain, mais si on désigne une œuvre d’art brut par le concept art contemporain on ne dit rien de sa spécificité. Art contemporain est connoté, idéologiquement et historiquement. Tandis que l’art brut n’est pas hors histoire mais hors histoire de l’art. Il n’est pas hors culture mais il interroge la culture sur ce qu’elle a de différent, d’autre. La culture de l’art brut se situe en parallèle, en marge, ou par opposition, à la culture reconnue. Elle l’interroge d’un autre point de vue, d’une autre place. C’est cette place qui est intéressante. Elle est instable, non définitive. Elle n’est pas définie par les surréalistes. Eux se sont définis, ils ont milité pour leur place. Les auteurs d’art brut n’ont rien choisi, rien demandé. C’est toute la difficulté d’en parler. Ils sont nommés par un autre.

 

Peut-on imaginer qu’un artiste se revendique de l’art brut ?

Souvent la problématique de l’artiste d’art brut n’est pas de revendiquer une appartenance. Il y aurait suspicion. Ce qui a changé c’est qu’aujourd’hui on prospecte l’art brut. Avant on n’allait jamais dans des ateliers d’art thérapie, c’était des ateliers au sein de l’hôpital, pas des ateliers dirigés comme il en existe maintenant. On fait même des commandes à certains artistes. Robillard, par exemple, a commencé par fabriquer avec ce qu’il avait autour de lui maintenant on lui apporte du matériel, ce n’est pas la même chose. On fait même des expositions avec ces œuvres. Moi j’ai refusé, je ne veux pas faire une exposition Robillard avec des choses qu’on est allé lui chercher.

 

On touche là à l’éthique…

Oui, l’éthique compte beaucoup pour moi. D’abord il n’y a pas de collection à la Halle., qui n’est pas un musée mais une association. La Halle vit avec les entrées des expositions (et avec une subvention de l’ordre de 20 % de son budget). C’est vraiment le public qui nous fait vivre. Je trouve ça sain. On a une obligation de résultat face au public. En même temps donner ce qui va lui plaire et en même temps ne pas se vendre, ne pas réaliser un événement uniquement pour amener des entrées. Tout est fait de belles rencontres avec des artistes. Avec Gilbert Peyre par exemple, ce fut une rencontre fortuite. Nous avons fait sa première exposition à la Halle, plusieurs ont suivi. Nous ne sommes pas là pour vendre, mais nous apportons la reconnaissance de l’artiste.

 

Quel est le public de la Halle ?

Au départ, le public de la Halle Saint Pierre était un public d’initiés, aujourd’hui c’est un public très large. Avec les expositions Hey ! ou sur Les cahiers dessinés, nous avons touché les étudiant, les familles. En fait, on crée des dialogues, des confrontations fructueuses entre différentes formes artistiques et donc différents publics.

Et puis l’art brut, l’art singulier est un art gratuit. En créant, les artistes n’attendaient rien en retour. Ni pour l’argent, ni pour la reconnaissance. C’est une histoire entre eux et eux. Ca ne veut pas dire que c’est un art sans finalité, il y a un but. Mais ce but échappe au public. Cela reste mystérieux. C’est aussi ce que l’art brut a apporté, cette reconnaissance du geste gratuit. Il y a aussi une connaissance du monde intuitive, pas seulement rationnelle, poétique. Les artistes contemporains sont conceptuels, les choses doivent avoir un sens par rapport à la société où on vit, presque politique, engagé. La poésie c’est juste un regard distancié sur le monde. Créant un espace où il y a de l’humour, du rire, des émotions. Pas de rôle, pas d’utilité. La gratuité.

Partager sur
Fermer