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Mot de passe oublié ?S’il est un sujet dont l’homme européen s’est enorgueilli pendant des siècles, c’est bien les conquêtes d’Alexandre le Grand. Le roi de Macédoine présentait les bons critères, homme, blanc, conquérant invaincu, élève d’Aristote et fondateur de la ville égyptienne qui porte son nom : Alexandrie. Maurice Druon, gaulliste historique et ancien ministre de la Culture, n’écrit-il pas dans le roman biographique qu’il lui consacre en 1958 que ses conquêtes ont « marqué le racé nouveau d’une civilisation » ?
Alexandre ouvre, comme le doit un fondateur, l’exposition Alexandrie : futurs antérieurs, que le musée Bozar de Bruxelles accueille jusqu’au 8 janvier prochain. Mais l’époque a changé. Par la façon dont elle a été organisée, l’exposition privilégie plus de vingt siècles d’existence d’une cité caractérisée par les nombreuses cultures qui l’ont occupée et l’occupent encore. Elle ignore les visions nationalistes et euro-centrées et fait droit aux sujets actuels, la place des femmes, le genre, le colonialisme, l’esclavagisme, le mélange des cultures, les droits humains. Elle met en dialogue objets antiques et travaux d’artistes contemporains syriens, égyptiens, libanais et palestiniens. Il s’agit d’une vingtaine d’œuvres ayant forme d’installations, de vidéos, de photographies, de tableaux, de sculptures, de textes. Et elle déconstruit la « ville fantasmée » pour proposer un portrait multiculturel de la ville réelle.
Une ville monde. Fondée en 331 avant J.C. par Alexandre, berceau des amours de Cléopâtre et Marc-Antoine, Alexandrie va occuper durant longtemps une place importante dans l’imaginaire occidental. Les Ptolémées, derniers pharaons d’Égypte, ont fait de leur capitale celle d’un empire avec son phare, une des sept merveilles du monde antique, et le Mouseion, pharamineux projet d’un lieu réunissant toutes les « connaissances du monde » dont la bibliothèque disparue est restée célèbre. D’impressionnantes fouilles archéologiques apportent, chaque année depuis trente ans, leurs lots de découvertes.
La ville échange du Soudan au Pakistan, et avec tout le bassin méditerranéen. Seconde cité de l’Empire romain par sa population et l’importance commerciale de son port, elle reste vivace au Moyen-Âge, puis sous les Mamelouks et dans l’Empire ottoman, avant les protectorats français et britannique et la proclamation de république en 1953. C’est dire si la ville est riche de cultures, de langues et de témoignages artistiques. Des équipes de toutes les disciplines scientifiques se pressent dans ce carrefour du monde que les eaux ont en partie englouti, dessinant un passé multiple, complexe.
« Futurs antérieurs ». Le titre même de cette exposition qui, après Bruxelles, gagnera le Mucem de Marseille du 8 février au 8 mai 2023, est signifiant : « Futurs antérieurs ». C’est dire qu’on ne peut comprendre le présent sans connaître le passé. Quoi de plus intéressant que de le faire à partir d’une ville aux confluences de tant de cultures, égyptienne, grecque, romaine, juive, chrétienne, musulmane… qui l’ont traversée ?
Une dimension notée par la ministre de la Culture de Wallonie, Bénédicte Linard, pour qui l’exposition « présente la diversité des expériences qui ont façonné l’histoire d’Alexandrie et qui constituent les racines de notre présent ».
De toute actualité. C’est pourquoi, loin de la célébration de la grandeur et du luxe de l’antiquité qui présidait jadis à la philosophie des multiples expositions dont Alexandrie fut l’objet, celle-ci juxtapose passé et présent en faisant place aux préoccupations de la vie quotidienne qui sont également les nôtres. La question cruciale de l’approvisionnement en eau y est traitée : à Alexandrie, la grande connaissance de l’hydrologie a servi l’hydraulique urbaine pendant des siècles. Un ingénieux système d’hyponomes (galeries creusées dans la roche distribuant l’eau) permettait aux habitants de bénéficier de l’eau courante directement dans leurs habitations. Un système hydraulique performant captant les eaux souterraines, gérant les nappes phréatiques, et stockant l’eau est illustré par les belles maquettes des citernes antiques, véritables monuments urbains.
Sept années, onze pays. L’exposition « se penche sur les nombreuses nuances qui n’ont souvent pas droit de cité dans les légendes » a souligné avec malice Mariya Gabriel lors de l’inauguration où elle était invitée en tant que commissaire européenne en charge de la Culture. Car l’exposition, c’est une de ses singularités, a été coproduite à la fois en Belgique et en France, avec l’appui du programme Europe créative. « Alexandrie : (ré)activer les imaginaires urbains communs » (ALEX) est le fruit de sept années d’un travail multidisciplinaire, comprenant des résidences d’artistes et des ateliers dans les neuf institutions partenaires d’Égypte, d’Italie, de Grèce, de Chypre, du Danemark, du Royaume-Uni et des Pays-Bas en plus des deux pays accueillants, la Belgique et la France.
De la ville fantasmée à la ville réelle. Dès la salle d’entrée, l’exposition affiche s’inscrire en contre-point de l’idée fantasmée de la mégapole égyptienne, avec son phare, sa bibliothèque, son prestige culturel, et la production littéraire qu’elle a suscitée. Ce que raconte Alexandrie : futurs antérieurs, c’est que le récit qui a construit la renommée de son fondateur Alexandre repose bien davantage sur la fiction que sur l’histoire. C’est ce dont témoigne la sculpture Gordian Knot, Nœud gordien, représentant la tête d’Alexandre le Grand en deux parties disjointes (photo), réalisée par l’artiste turc Asli Çavusoglu, placée face au buste antique du roi de Macédoine. Écrit d’abord en latin et en grec, puis traduit en neuf langues, « ce récit presque entièrement fictionnel deviendra une référence pour l’Europe à l’aube des Lumières » commentent les commissaires de l’exposition. C’est-à-dire juste avant l’expédition égyptienne de Bonaparte.
Il faut dire que les monuments construits pour la capitale du royaume des Ptolémées n’existent plus, ne subsiste que l’histoire de sa fondation. La ville, bâtie sur une zone sismique, a subi maints assauts des profondeurs, entre tsunami et tremblements de terre. Perpétuel chantier, Alexandrie n’a cessé de changer, de se transformer, au point d’être désignée par la périphrase « la ville en cours de fondation ». La constante réoccupation des espaces et la récupération des matériaux anciens pour les nouvelles constructions brouillent la vision de ce que pouvait être l’univers domestique.
L’originalité de cette exposition est de partir de ce constat de ville chantier, et non d’une Alexandrie sublimée, pour expérimenter visuellement la distance entre la ville réelle et la ville inventée. Alexandrie : futurs antérieurs marie les objets d’art alexandrins, cartes et plans de la mégapole provenant de prêts de sept institutions prestigieuses, avec les productions très critiques de dix-sept artistes contemporains. « Pour cette exposition nous avons travaillé avec des artistes qui déploient des images et des objets jetant le doute sur la vérité de l’histoire » concluent les commissaires.
Les œuvres contemporaines. Il faut s’y pencher avec attention, les créations des artistes contemporains parlent de la lutte contre les préjugés avec, par exemple, Bahari (2011) court-métrage de Ahmed El Ghoneimy qui relate l’inquiétude de ce quartier face au regard désinhibé d’un artiste. De la corruption aussi avec les promesses jamais réalisées d’équipements publics que dénonce Marianne Fahmy ou encore cette photographie de Maha Maamoun détournant la communication touristique pour ouvrir le littoral du quartier Stanley à ses habitants.
Une exposition pas toujours facile que les visiteurs pressés manqueront, et que le catalogue éclaire.