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Avignon : carte noire à Rébecca Chaillon

par Jacques Moulins
"Carte noire nommée désir" un spectacle-performance de Rébecca Chaillon où se tresse et se détresse les chaînes de l'esclavagisme et du racisme. © Raynaud de Lage
Arts vivants Performance Publié le 22/07/2023
Avec sept autres actrices-artistes, Rébecca Chaillon présente un spectacle performance où le corps de la femme noire est central. Un incident dans le public, le 21 juillet, a montré combien la pièce bouscule les représentations éthiques de la société et les codes esthétiques du théâtre.

C’est un « spectacle performance » comme le décrit son auteure Rébecca Chaillon. La fondatrice de la compagnie Dans le ventre expose dès l’entrée son ambition : « comment nous nous sommes construites en tant que femme noire ». Huit femmes noires vont ainsi occuper la scène entre provocation et poésie, mythes et colères, grotesque et fabuleux, dénonciations et moments de pure beauté.

Alors que spectateurs et spectatrices prennent place, une femme, Rébecca Chaillon, vêtue d’un pantalon et d’un tee-shirt blancs récure à quatre pattes le sol de la scène pendant qu’un autre personnage actionne son tour de potière pour fabriquer des petits pots. Une voix off invite les spectatrices noires ou se considérant comme telles à prendre place sur des canapés confortables installés en fond de scène et à qui l’on sert des boissons. Le « décor » est planté par ce rééquilibrage des conditions, Carte noire nommée désir s’annonce pièce politique, les silences de la gauche ne manqueront pas d’être moqués. Nous n’en sommes qu’au premier bouleversement esthétique, car si la performance se veut politique, elle reste œuvre d’art où transgressions et dramatisations s’imposent.

 

Ne reste que le corps nu. Le silence se fait dans la salle, la performeuse continue son ménage obsessionnel, quittant son tee-shirt, son pantalon, sa culotte puis ses chaussettes qui servent de nouvelles serpillères pour frotter. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le corps lui-même avec lequel astiquer. C’est le premier débordement d’une pièce qui n’en manque pas, multipliant les éjections et déjections dans un formidable désordre. Comme ce café servi au père bigame qui n’en finit plus de déborder sur la table. Des déjections de mots aussi, les actrices parodiant les publicités pour le café, du « Carte noire » au « What else ? » et jouant sur les deux premières syllabes de cacao, ces deux matières premières qui ont tant compté dans la colonisation.

Le corps de la femme noire et ses représentations, esclavagistes, masculines, patriarcales, homophobes, sont en effet au centre de la pièce. La femme nue, lavée par sa complice, voit ensuite sa longue chevelure tressée de cordages blancs et noirs qui l’enserreront comme une toile d’araignée avant d’être posés sur un portant métallique semblable à ceux des patients transfusés dans les hôpitaux. C’est tout un univers qui se redessine dans un spectacle dont on devine qu’il a demandé des années de réflexion et de travail.

S’ensuit une série de tableaux qui s’attaquent sans férir aux maux d’une société qui a du mal à s'extirper de son identité le racisme, le colonialisme et le patriarcat. Semblable au personnage de la femme noire dans Welfare, qui a ouvert le festival d’Avignon, où la victime refuse d’être culpabilisée et revendique un état de colère auquel l’assistante sociale n’a pas le droit. Une position qui entre en conflit avec la vulgate sociale de l’homme des Lumières et des mouvements socialistes en ce qu’elle distingue l’esclavagisme de la seule oppression capitaliste. À l’exploitation économique et sociale, elle ajoute le sexisme, le racisme, l’homophobie qui ne sont pas dissolubles dans la seule lutte de classe. Le « Tous ensemble » touche ses limites.

 

Incident dans la salle. Le public des gradins ainsi titillé, non en tant que public mais en tant que représentant d’une condition sociale, ne sait plus comment réagir. L’incident qui s’est produit le soir du 21 juillet en est un révélateur. Dans une scène qui parodie les jeux télévisés de prime time, les actrices divisées en deux équipes concurrentes font deviner au public des mots typiques de l’exploitation. Pour le mot « colonisation », elles montent dans les gradins et se saisissent des sacs et portables de quelques spectatrices et spectateurs. Ce soir-là l’un d’entre eux, qui avait prononcé pour sa seule compagne le mot d’apartheid lorsque le public avait été divisé entre gradins et fond de scène, refuse de donner le sien, marquant ainsi son désaccord avec la pièce et la participation qui lui est demandée. En soutien, un autre spectateur se dresse, lève haut le poing, et dénonce la « dictature ». La sécurité tente alors de le faire sortir, ce qu’il refuse. Un troisième s’interpose, précisant qu’il ne partage pas les vues du second et arguant que, par cette interactivité du spectacle, un spectateur qui donne son avis à voix haute ne peut être pris pour un fauteur de trouble, ce qui légitimerait l’expulsion. Les actrices, après un temps d’hésitation, reprennent alors et l’incident en reste là. Mais ce qui est peut-être tout aussi troublant, c’est la réaction d’autres personnes du public qui ont insisté fortement pour l’exclusion, comme si cela leur permettait enfin une prise de partie après des tableaux qui ne ménagent pas la façon dont une part de la population s’accommode du racisme « banal ». Ses limites, la pièce aide à le reconnaître, font encore débat, entre laïcisme hésitant, choix des écoles pour les enfants, nounous et femmes de ménage mal payées ou, tout simplement, place accordée dans l’espace public à ces corps qu’incarnent les actrices.

 

Qui pour incarner un personnage ? Le questionnement, évidemment, touche également la sphère esthétique. Les huit actrices sont toutes des artistes qui œuvrent individuellement. Aurore Déon est metteuse en scène, Makeda Bonnet chanteuse lyrique et harpiste, Ophelie Mac céramiste-performeuse, Estelle Borel circassienne, Fatou Saby cuisinière et animatrice radio. « Toutes ces femmes incarnent des fantasmes, voire des personnages que je ne pouvais pas me permettre de porter, car ils ne traduisent pas mon histoire » explique Rébecca Chaillon dans la feuille de salle. Cela rejoint la question qui occupe aujourd’hui les plateaux de tournage et de théâtre : un acteur blanc ou hétérosexuel peut-il incarner respectivement un noir ou un homosexuel ? Et s’oppose frontalement à l’esthétique que nous connaissons depuis le XIXe siècle. Balzac, Hugo, Eugène Sue ont « inventé » des milliers de personnage qu’ils ne pouvaient incarner et qui fondent pourtant notre culture et notre imaginaire. Quel que soit l’avis que l’on a sur cette question, il faudra faire avec cette nouvelle façon de considérer l’art qui a au moins un avantage : il est sans concession sur les petits arrangements qui prévalent en matière de sexisme comme de racisme.

 

 

Carte noire nommée désir, créée en novembre 2021 à la Manufacture de Nancy. Festival d’Avignon jusqu’au 25 juillet au Gymnase Aubanel. Texte et mise en scene Rébecca Chaillon. Avec Estelle Borel, Rebecca Chaillon, Aurore Deon, Maeva Husband, (en alternance avec Olivia Mabounga), Ophelie Mac, Makeda Monnet,

Davide Christelle Sanvee, Fatou Siby. Du 28 novembre au 17 décembre à l’Odéon-Théâtre de l’Europe de Paris, les 2 et 3 février au Havre, les 25 et 26 avril à Malakoff.

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