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Avignon : Iphigénie, quand les femmes disent non

par Jacques Moulins
Clytemnestre (Mireille Herbstmeyer), entouré du chœur (Fanny Avram et Philippe Morier-Genoud), au premier plan Iphigénie (Carolina Amaral), dans la pièce de Tiago Rodrigues mise en scène par Anne Théron © Christophe Raynaud de Lage
Clytemnestre (Mireille Herbstmeyer), entouré du chœur (Fanny Avram et Philippe Morier-Genoud), au premier plan Iphigénie (Carolina Amaral), dans la pièce de Tiago Rodrigues mise en scène par Anne Théron © Christophe Raynaud de Lage
Arts vivants Théâtre Publié le 10/07/2022
Écrite il y a dix ans, mais jamais jouée, "Iphigénie" de Tiago Rodrigues, mise en scène par Anne Théron, met en cause le mythe qui incarne la soumission au pouvoir et à la guerre.

Alors que Paris a enlevé Hélène pour l’emmener à Troyes, son mari Ménélas, fou de rage, convoque les armées grecques pour réparer l’outrage. En Aulide, les flottes se préparent sous l’œil des plus vaillants guerriers de la Grèce, Achille, Ulysse et Agamemnon, chef de l’expédition. Mais le devin Calchas va apprendre son bien triste augure à Agamemnon. Les vents resteront hostiles à la traversée de la mer Égée tant que le roi n’aura pas sacrifié aux dieux sa fille Iphigénie.

Euripide, puis Racine, se sont saisis du thème pour écrire deux des plus belles tragédies. Des tragédies si riches, si puissantes, si ciselées, qu’elles nourrissent l’art théâtral depuis des siècles, chacun interprétant la pièce à sa manière. Les uns préfèrent développer l’oppression de la femme, les seconds sa libération, les troisièmes l’obscurantisme. Alors que les mœurs et les coutumes tribales sévissent encore en Grèce, le théâtre, particulièrement à Athènes, va monter l’impossible contradiction des mœurs anciennes avec la démocratie naissante qui cherche à fonder les prémisses de l’état de droit. C’est aussi pour cela que la tragédie grecque est pour nous fondatrice d’une culture.

 

Fallait-il dès lors réécrire Iphigénie ? Racine modifie la fin du drame d’Euripide en sauvant Iphigénie. Gœthe lui prête une vie parmi les dieux, accréditant ainsi la ruse d’Euripide. Tiago Rodrigues met en cause le mythe lui-même. L’ancien directeur du théâtre national de Lisbonne, qui va prendre l’an prochain la direction du festival d’Avignon, a appliqué à l’œuvre une lecture qu’il a déjà éprouvée dans son théâtre sur d’autres pièces du répertoire, comme Antonio e Cléopatra d’après Shakespeare, donné à Avignon en 2015. Trois ans auparavant, la metteuse en scène Anne Théron a lu le texte de Tiago Rodrigues qui l’a bouleversé sans qu’elle songe à la monter. C’est chose faite, dix ans après.

« Nous pouvons choisir autre chose que le pouvoir, la guerre, le crime, voilà ce que crient les femmes » dit Anne Théron. Et qu’écrit Tiago Rodrigues. L’axe central de la réécriture est représenté par le couple que forme Agamemnon (interprété par Vincent Dissez) avec Clytemnestre (Mireille Herbstmeyer). Cette dernière sait bien comment éviter le sacrifice de sa fille : par celui du père qui doit renoncer à être un « héros grec ». En s’attaquant à la base même de la tragédie, l’obligation sociale sur la conscience personnelle, l’ambition qui déshumanise le héros, Agamemnon sauverait sa fille. Mais il renoncerait dans le même temps à ses obligations de roi des Grecs et perdrait sa position sociale. Une solution que Racine note dès le début de sa tragédie, mais qui est contrariée par Ulysse qui invoque « l’honneur et la patrie » et « l’Empire d’Asie à la Grèce promis ». Chez Euripide, Iphigénie invoque également cette soumission à l’ordre patriarcal « Je viens de mon plein gré, pour ma patrie et pour la Grèce entière, offrir mon corps au sacrifice ». Dès lors que le dilemme tragique change de termes, non plus la soumission aux dieux mais le libre-arbitre, la fatalité pend une autre dimension : pourquoi les hommes ont-ils inventé cette fiction du sacrifice ?

 

« Des femmes qui disent non ». C’est bien ce qui a intéressé Anne Théron. L’idée est énoncée par Agamemnon dès le début de la pièce : « Les dieux sont des histoires que l’on raconte aux Grecs pour justifier ce qu’ils ne comprendraient pas autrement ». Le mythe est ainsi institué, on ne peut ni le discuter, ni le contrarier. Mais les femmes du chœur ont gardé la mémoire de la façon dont ce destin a été sacralisé par les hommes. Elles rappellent ainsi que l’oppression des femmes est devenue sentence nécessaire dans ce monde de guerriers, une parole indiscutable, celle de l’homme oracle, qui s’inscrit dans le marbre et assoit la domination masculine dans l’ordre social et politique. « Iphigénie et Clytemnestre sont des femmes qui disent non » note Anne Théron. Les valeurs sont alors inversées. Clytemnestre est calme et claire face au sacrifice qui torture Agamemnon. Elle sait décrire la situation comme elle est et mettre son mari face à ses responsabilités. Qu’il nie, invoquant l’obligation de l’oracle, la pression des guerriers grecs qui ne comprendraient pas qu’on risque l’issue de la guerre, par définition porteuse de mort, au sacrifice d’une seule personne, Iphigénie. Agamemnon va plus loin : les femmes doivent accepter leur destin sacrificiel et vivre avec. Clytemnestre ne peut donc s’opposer à la mort de sa fille et doit même « se remettre de la mort de leur enfant ». Ce que Tiago Rodrigues lui fait refuser. Quant à Iphigénie, elle exigera sa mort puis l’oubli de sa personne pour que le sacrifice féminin ne s’inscrive pas dans l’histoire comme une condition naturelle.

 

Toute sa place au texte. Dans un décor nu, une berge, un écran en fond où une projection vidéo montre le ressac des vagues tandis que sur la plage les Grecs attendent le vent qui les mènera vers Troie, les personnages sont inlassablement interrogés par les deux femmes qui forment le chœur, interprétées par la comédienne et danseuse Fanny Avram et Julie Moreau. Le Messager (remarquable Philippe Morier-Genoud) incarne le poids de la tradition et porte lui aussi la mémoire.

Tiago Rodrigues utilise le même procédé que dans nombre de ses pièces, un lecteur extérieur qui interroge l’action, la répète à satiété, jusqu’à interdire les fausses excuses et invalider une légitimité fabriquée. Ce lecteur est ici incarné par le chœur qui narre l’histoire, demandant sans cesse aux protagonistes s’il se souviennent des différents moments comme pour leur refuser tout échappatoire. Agamemnon, comme Ménélas, se voit ainsi pousser dans des retranchements qu’Euripide et Racine avaient déjà pointé de leurs mots. Dépouillés du refuge du « héros », leur sensibilité, leurs hésitations, montrent leur faiblesse, non face à leur destin, mais face à leur libre-arbitre. Ils réfutent d’abord avant de devoir accepter la réalité et les conséquences de leurs actions.

La sobriété de la mise en scène fait toute sa place au texte, comme le choix de maintenir constamment tous les personnages sur scène, qui écoutent la mémoire et interviennent dans ce récit au second degré. Sans doute un des grands moments de cette 76e édition du festival.

 

Iphigénie de Tiago Rodrigues, mise en scène par Anne Théron. Création au festival d’Avignon du 7 au 13 juillet. Scénographie : Barbara Kraft. Avec Carolina Amaral, Fanny Avram, Joao Cravo Cardoso, Alex Descas, Vincent Dissez, Mireille Herbstmeyer, Julie Moreau, Philippe Morier-Genoud et Richard Sammut.

Tournée : Strasbourg du 13 au 22 octobre, Neuchâtel le 27 octobre. En novembre Martigues le 8, Niort le 17, Bayonne les 22 et 23. En décembre, Brive les 1er et 2. En janvier, Lyon du 18 au 22, Porto du 27 au 29. La Roche-sur-Yon les ! et 9 février.

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