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Mot de passe oublié ?La Mouette d’Anton Tchekhov est l’histoire des amours impossibles. Nina aime Boris Trigorine, l’amant d’Arkadina, une comédienne réputée, mais est aimée par Konstantin qui est aimé par Macha, qui est aimée par Semion mais aime Evgueni. Chaque personnage est dans le malheur d’un amour non partagé lors d’un été dans une datcha de campagne où les egos manifestent leur dépression toute tchekhovienne alors que l’on parle théâtre, succès et échec. Chaque personnage croit voir une réalité qui lui reste en réalité opaque, obscure. Raison pour laquelle, Chela De Ferrari a adapté cette Gaviata (Mouette) pour une troupe de comédiens et comédiennes constituée essentiellement d’artistes non-voyants ou mal voyants. Leur présence va donner une autre signification aux mots, jouant entre le visible et l’invisible, renversant les codes de la représentation du monde au théâtre. Faut-il rappeler la dernière phrase prononcée par Arkadina dans le texte original : « C’est devenu tout noir devant mes yeux » ?
Le rôle de la régisseuse. Tout commence par l’entrée en scène d’un personnage inattendu. La régisseuse (interprétée joyeusement par Macarena Sanz) vient expliquer son travail et sa présence continue sur scène. Elle va d’emblée inverser le propos théâtral en décrivant pour les comédiens un public qu’ils ne voient pas. Le procédé esthétique rappelle l’inversion chère au philosophe Mikhail Bakhtine qui analyse le carnaval (à l’œuvre notamment chez Rabelais) par un besoin social et culturel d’inverser les valeurs et les pouvoirs et provoque, ce faisant, le rire et la découverte d’un monde qu’on voyait autrement. Le public est en fait invité, en épousant la condition des comédiens, à interroger ce qu’il voit, à ne pas y croire sans plus de réflexion.
Ainsi, lorsque le public s’installe, un décor tout tchekhovien occupe le plateau : tapis de Samarcande, fauteuils et banquette victoriens, etc. Mais sitôt que la pièce commence, le mobilier disparaît et, sans jamais réapparaître, fera plus tard l’objet d’une description minutieuse de la régisseuse faisant appel à la mémoire des spectateurs comme doivent le faire les comédiens mal-voyants qui, pour la plupart, ne le sont pas de naissance et imaginent donc les descriptions à partir de leur seule mémoire.
Cette inversion des rôles est féconde à plus d’un titre. Les personnages de Tchekhov, désabusés, inutilement ambitieux, parfois hypocrites, voient leur handicap émotionnel confronté au handicap visuel des comédiens qui traitent leur rôle avec une distance peu habituelle. Seul le personnage de Trigorine est interprété par un comédien voyant, ce qui lui permet de tromper Nina et Arkadia. La musique, art qui s’adresse à l’ouïe si développée chez les mal voyants, est également sur scène grâce à la présence du musicien et compositeur Nacho Bilbao. Sous des jets de lumières colorées, les séquences de karaoké vont bousculer les torpeurs au rythme de Alors on danse de Stromae, Sacrifice d’Elton John et I Want to brake free de Queen. C’est effectivement une pièce où se libérer reste le maître-mot.
La gaviota (La Mouette) de Chela De Ferrari d'après Anton Tchekhov. Création Festival d’Avignon avec le Centro Dramatico Nacional d’Espagne. L’Autre Scène (Vedène) du 15 au 21 juillet. Avec Patty Bonnet, Paloma de Mingo, Miguel Escabias, Emilio Gálvez, Belén González del Amo, Antonio Lancis, Domingo López, Eduart Mediterrani, Lola Robles, Agus Ruiz et Macarena Sanz, (Pérou-Espagne).