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Avignon : L’attrait du « Moine noir » de Serebrennikov

par Jacques Moulins
Kirill Serebrennikov donne dans la cour d'honneur une version démesurée d’une nouvelle peu connue de Tchekhov, Le Moine noir. © Christophe Raynaud de Lage
Kirill Serebrennikov donne dans la cour d'honneur une version démesurée d’une nouvelle peu connue de Tchekhov, Le Moine noir. © Christophe Raynaud de Lage
trois acteurs pour le même rôle, trois lunes, et la danse finale du Moine Noir de Kirill Serebrennikov dans la cour d'honneur du Palais des Papes. © Christophe Raynaud de Lage
trois acteurs pour le même rôle, trois lunes, et la danse finale du Moine Noir de Kirill Serebrennikov dans la cour d'honneur du Palais des Papes. © Christophe Raynaud de Lage
Arts vivants Théâtre Publié le 12/07/2022
Ouvrant la 76e édition d’un festival qui lui avait été interdit par le régime russe, Kirill Serebrennikov donne une version démesurée d’une nouvelle peu connue de Tchekhov, "Le Moine noir".

Exilé aujourd’hui à Berlin, après des années de tracasseries, de vexations, de surveillances et de condamnations à la prison, Kirill Serebrennikov n’en poursuit pas moins son exploration de la culture de son pays, cette « âme russe » qu’il décrit ici comme un « abîme russe ». Il a porté au théâtre, les spectateurs français ont eu de multiples occasions d’y assister notamment à Avignon, les œuvres de Pouchkine, Gogol, Gorki. Il a créé des mises en scènes pour le Bolchoï et réalisé de nombreux films dont Leto et La Fièvre de Petrov primés au festival de Cannes, et montre en avant-première, le 12 juillet à Avignon, sa dernière réalisation La femme de Tchaïkovski où il continue sa quête d’une culture à la littérature incomparable.

Sur ordre du régime russe, il n’avait pu assister à la représentation de sa pièce Outside en 2019 au festival. Mais, patiente, la Cour d’honneur continuait à l’attendre. Cette année est donc la bonne, Kirill Serebrennikov, grand artiste de notre époque, a ouvert le festival avec une pièce créée d’après une nouvelle de Tchekhov, Le Moine noir.

 

 

Le choix peut surprendre. L’œuvre du dramaturge abonde de textes de théâtre qui sont parmi les plus réputés du répertoire. L’an dernier, dans cette même cour d’honneur, le portugais Tiago Rodrigues mettait en scène La Cerisaie. Mais Serebrennikov a besoin d’écrire, de se réapproprier le texte, et plus celui-ci est singulier, plus il porte son imagination.

Le Moine noir est en effet une nouvelle singulière de Tchekhov. Dans une lettre à Menchikov, il écrit « quant au moine qui fend l’air au-dessus de la plaine c’est un rêve que j’ai eu ». Andreï Kovrine est un célèbre universitaire, surmené et désabusé, qui part se reposer chez Pessotski, l’homme qui l’a élevé à la mort de sa mère. Celui-ci entretient un jardin merveilleux qui lui assure l’aisance, mais obsède son quotidien et celui de sa fille Tania. Au point que le Vieux, comme le nomme la pièce, ne pense qu’au devenir de son jardin après sa mort et n’envisage d’autre solution que de marier sa fille à Andreï, ce génie en qui il a toute confiance. Un génie qui ne dort pas, et va bientôt avoir des hallucinations, rencontrant le moine noir dont il connaît la légende. Ce moine parcourt l’air du désert et se multiplie en mirages, autant d’images qui voyagent dans la stratosphère. Il encourage Kovrine dans son idée d’être un élu travaillant pour la vérité qui rendra l’humanité meilleure. Dans la pièce, le moine lui apprend qu’il est « unique » qu’il sait « où est la vérité » : « Tes pensées sont originales, tes intentions sont pures, tu es honnête et courageux, tu es un véritable talent ». Marié à Tania, puis soigné pour sa folie, Kovrine regrettera le temps de ses hallucinations, où il était créatif, heureux, bourré d’énergie. « L’envie m’est venue de représenter la manie des grandeurs » écrit Tchekhov dans cette même lettre.

 

Occuper la cour d’honneur d’un tel argument, avec peu de personnages, était un défi auquel Serebrennikov n’a pas renoncé. Partant de « l’impression féerique » (traduction d’Édouard Parayre pour la Pléiade) que le jardin a fait à Kovrine lorsqu’il était enfant (« Que de prodiges, de monstres, de parodies de la nature ! »), le metteur en scène travaille « cette rencontre avec quelque chose de peu commun » comme il l’a expliqué lors de sa conférence de presse, s’intéressant à la « réaction physiologique » de Kovrine face à la luxuriance de ce jardin qui consacrera son mariage et sa folie.

Le tournant de l’œuvre est le moment où, revenant du centre où il a été soigné, Kovrine en vient à regretter son état passé, ce moment d’euphorie et d’hyperactivité où chacun de ses actes avait « une valeur intemporelle » comme lui a dit le moine. Certes, il perdait la raison, mais « j’étais joyeux, en forme et même heureux, j’étais intéressant et original ». Il va en vouloir à son beau-père et sa femme, allant jusqu’à les injurier respectivement « vieux connard » et « étouffante, mesquine, basse, terre à terre ». Il pourra regretter ce comportement, mais restera attiré par l’image du moine, le recherchant, l’attendant, délaissant les valeurs et l’éthique de ce bas monde et entrant en communion avec celui qui voyage dans les airs.

 

Des contradictions indépassables. La nouvelle de Tchekhov, et plus encore la pièce de Serebrennikov, échappe à toute intrigue, prise de sens, et même valeur émotionnelle. Serebrennikov va la reprendre sous plusieurs angles recommençant à chacun des quatre actes le même récit, vu d’abord par le Vieux, puis par Tania et Kovrine, enfin par le moine. Tania elle-même se dédouble pour raconter son passé et la fin tragique de son père, mort par la folie, les insultes de son gendre et l’abandon du jardin qui en a résulté. L’intensité dramatique monte chaque fois d’un cran, Kovrine, interprété successivement par trois acteurs différents (Fillip Avdeev, Odin Biron et Mirco Kreibich) qui parlent allemand, anglais et russe, est de plus en plus tourné vers son attirance pour le moine, seule porte de sortie d’un drame où la nature, ce jardin fabuleux objet de tant d’obsessions mais jamais représenté dans le décor vide, joue un rôle mystérieux. Comme l’aube et le crépuscule, objets du chant du chœur exclusivement masculin, comme les danseurs.

Au dernier acte, le plus éloigné du texte de la nouvelle, les ouvriers qui s’agitaient, travaillant ou faisant la fête, dans les cabanes de jardiniers, deviennent des moines noirs, signifiant également que les mots de Kovrine, coincés dans ses contradictions, sont à jamais impuissants. La musique et la danse prendront le relai, jusqu’aux tournoiements des derviches noirs qui vont clore le spectacle. A quoi bon en effet être si talentueux si personne n’a besoin de la vérité, comme le dit Kovrine au moine lors du dernier acte. « Les gens n’ont besoin que de confort, même la liberté, ils s’en moquent, elle qui est pour moi la valeur suprême ». Ni « dieux imaginaires », ni « dirigeants minables » ne viendra rattraper leur indifférence à l’injustice, car les gens croient « religieusement aux promesses de leur guide ». Cela, bien sûr, n’est pas dans le texte de Tchekhov.

 

 

Le Moine noir d’après Anton Tchekhov, mis en scène par Kirill Serebrennikov. Création au festival d’Avignon du 7 au 15 juillet. Création le 22 janvier à Hambourg. Avec Fillip Avdeev, Odin Biron et Mirco Kreibich (Kovrine), Bernd Grawert (le Vieux), Viktoria Miroshnichenko (Tania jeune), Gabriela Maria Schmeide (Tania âgée), Gurgen Tsaturyan (le moine) et une troupe internationale de chanteurs et danseurs.

Tournée : Thalia Theater de Hambourg les 3 et 4 octobre, Théâtre de la Ville de Paris du 16 au 19 mars 2023.

 

 

 

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