espace abonné Mot de passe oublié ?

Vous n'avez pas de compte ? Enregistrez-vous

Mot de passe oublié ?
ACCUEIL > Oeuvre > Avignon : Léviathan, théâtre d’une justice expéditive

Avignon : Léviathan, théâtre d’une justice expéditive

par Véronique Giraud
Léviathan, Lorraine de Sagazan, 2024 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
Léviathan, Lorraine de Sagazan, 2024 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
Léviathan, Lorraine de Sagazan, 2024 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
Léviathan, Lorraine de Sagazan, 2024 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
Léviathan, Lorraine de Sagazan, 2024 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
Léviathan, Lorraine de Sagazan, 2024 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
Arts vivants Théâtre Publié le 20/07/2024
Lorraine de Sagazan s'appuie sur des centaines d'entretiens et l'écriture de Guillaume Poix pour mettre en scène des expériences vécues par nos congénères. Le spectacle peformance Léviathan, présenté au Festival d'Avignon, rend le public témoin d'une pratique de la justice expéditive qui perdure, la comparution immédiate.

Le théâtre contemporain nous a habitué aux adaptations scéniques de nouvelles écritures, littéraires ou dramaturgiques, aux restitutions documentaires, collant plus ou moins à un fait divers ou à un fait social. Au Festival d’Avignon, le théâtre de Lorraine de Sagazan, issu de 300 entretiens réalisés par la metteuse en scène et l’écrivain Guillaume Poix alors que les théâtres étaient fermés pendant la pandémie, met le spectateur face à une pratique judiciaire peu connue de la grande majorité de la population, la comparution immédiate. Une réalité méconnue car, comme l’énoncera plus tard l’un des acteurs de Léviathan, plusieurs fois passé par l’instance et par la prison, « elle n'est fréquentée que par le petit peuple des précaires. Plus ou moins violents ».

La salle d’attente de comparution immédiate, où se croisent avocats commis d’office et prévenus ayant passé 48 heures de garde à vue, est restituée sur le plateau du gymnase Aubanel par chaises vides. Le décor quant à lui tient de l’onirique. Le sol est parcouru par une sombre et mouvante brume nuageuse, le plafond et les parois sont recouverts d’un élégant voilage rose orangé. Seul être vivant, si on excepte un avocat assis au bureau du juge dont il est impossible de déceler s’il s’agit un être humain masqué ou d’une marionnette, un homme en costume de ville est assis sur la chaise la plus avancée de la scène. Immobile et impassible, il observe le public pénétrer dans la salle à la recherche d’un siège. Au fond du plateau, une grande fenêtre rétro-éclairée, de la forme de blason, affiche la gravure d’un roi.

Lorsque le silence se fait, l’homme se lève et prend la parole pour rappeler l’histoire de la justice, avec ses attributs et ses valeurs à travers le temps. Il conclue en disant « dans un tribunal ça se passe comme sur scène, par procuration ».

 

Vingt minutes pour juger. Les avocats et la juge arrivent peu à peu. Une avocate noire arpente à plusieurs reprises l’étroite allée qui sépare le public de la scène en regardant attentivement les spectateurs. Mais regarde-t-elle vraiment puisque, comme tous les autres membres de la justice elle porte un masque intégral dont seul est dégagé le contour de la bouche ? La juge s’assoit, le procureur se poste debout près d’elle, un avocat est assis en fond de salle. Le premier prévenu arrive, agité, gesticulant, avec une étrange démarche. Lui ne porte pas de masque mais sa tête est recouverte d’un collant clair sur lequel un visage est naïvement dessiné. Plusieurs personnes parcourent la salle, une femme et son landau, une femme d’âge mur qui hésite et vient s’asseoir sur une chaise. Une sonnerie retentit, les audiences vont reprendre. La juge interpelle le prévenu qui se lève et tente de parler. Elle le fait taire, rappelle les faits, et quand elle lui demande de se tenir correctement, le prévenu explique qu’on ne lui a pas rendu sa ceinture après la garde à vue, l’obligeant à tenir son pantalon pour marcher. Le temps est compté, l’autorité se fait cinglante tout en énumérant les droits et en rappelant les infractions au code pénal qui expliquent les raisons de l’arrestation. Pas le temps d’expliquer qu’on n’a blessé personne, que si on roulait sans casque et sans permis c’était juste pour essayer la moto rutilante qu’un copain venait d’acheter, que la piste n’était pas la route mais le parking de la résidence. Le procureur intervient, l’avocat de l’accusé ensuite. Le jugement sera connu un peu plus tard. Un deuxième accusé, un SDF qui s’est fait voler son son portable pendant qu’il se douchait dans les locaux d’une association d’aide, a menacé d’incendie le bâtiment, puis insulté et molesté une représentante de l’ordre public. La troisième accusée est une femme qui s’est fait surprendre par un vigile avec, dans son sac, des vêtements et des jouets pour enfant alors qu’elle se dirigeait vers la sortie d’un grand magasin. Alors qu’elle est jugée pour tentative de vol, elle en vient à expliquer qu’elle veut sauver sa petite fille de son père qui a seul le droit de garde et qu’elle accuse de violer leur enfant. En trois cas, en trois scènes successives, où vingt minutes d’audience se soldent chacune par plusieurs mois de prison ferme, le spectateur est devenu témoin d’un des dysfonctionnements de la justice en France. Rappelons que les audiences de comparution immédiate sont publiques.

 

Un théâtre des lacunes. Après Un sacre, le théâtre de la perte d’un être, et La vie invisible, le théâtre vu par un malvoyant, Léviathan est le troisième volet d’un cycle de spectacles né du protocole de travail auquel Lorraine de Sagazan et l'écrivain Guillaume Poix se sont assignés, suite à leurs rencontres avec des centaines de personnes de tous horizons pendant le confinement.

Le duo et l’équipe artistique qui collabore depuis plusieurs années, a fait de « ce qui constituait à nos yeux des « manques » ou des « insuffisances », la matière première de leur écriture, mise en scène, scénographie et jeu. Lorraine de Sagazan ne revendique pas un théâtre documentaire, mais « un cycle de spectacles qui emploierait les moyens symboliques et performatifs de la fiction pour tenter de « répondre » à ces lacunes comme autant d’actes théâtraux ». Léviathan se présente donc comme un acte théâtral « répondant » à une lacune de la justice française.

 

Le spectateur comme témoin. L’écriture de Léviathan, fruit d’entretiens menés avec des avocats, des magistrats, des victimes, des détenus, révèle le malaise ressenti aussi bien par les justiciables que par le personnel judiciaire. La comparution immédiate devait être une mesure d’exception. Instaurée par le président Sarkozy en 2004, elle est toujours en vigueur. Depuis, les prisons se sont remplies et, alors que les avocats plaident pour un suivi social et psychologique des précaires, que les juges sont submergés par ces dossiers et n’accordent que quelques minutes à chaque cas, la mesure perdure. Juger pénalement dans l’urgence fait prendre un grand risque à la société. Celui d’une déshumanisation, traduite ici par les visages cachés des comédiens. Deux camps s’opposent, les visages masqués de la justice, les visages couverts de bas des détenus. Les membres du système judiciaire défendant le code pénal, les détenus n'ayant pas le temps d’exposer leur vie compliquée par la pauvreté, la marginalisation, la violence. À chacun de ces spectacles, un comédien amateur « se porte garant de notre récit au même titre qu’il l’incite » explique Lorraine de Sagazan. Son adresse au public donne donc le ton de la vraisemblance s’il en était besoin, mais surtout elle est la voix intérieure de celui qui est passé par là.

Ce qui ressort d'un tel spectacle c’est l’expérience d’avoir assisté à la reconstitution fictive mais très documentée d’une pratique qui intéresse peu de monde mais qui explique en partie le malaise de toute une société.

 

Léviathan, les 15 et 16 juillet, du 19 au 21 juillet à 18h. Gymnase Aubanel. Création Festival d'Avignon.

Texte Guillaume Poix. Collaboration au texte Lorraine de Sagazan. Conception et mise en scène Lorraine de Sagazan. Dramaturgie Agathe Charnet, Julien Vella Chorégraphie Anna Chirescu. Musique Pierre-Yves Macé. Son Lucas Lelièvre. Scénographie Anouk Maugein. Lumière Claire Gondrexon. Vidéo Jérémie Bernaert. Costumes Anna Carraud, Marnie Langlois, Mirabelle Perot. Masques Loic Nebreda. Perruques Mityl Brimeur. Assistanat à la mise en scène Antoine Hirel.
Avec Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerre, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin.

Partager sur
Fermer