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Avignon : Milo Rau crée l’Antigone des sans terre d’Amazonie

par Véronique Giraud
Antigone in the Amazon © Christophe Raynaud de Lage
Antigone in the Amazon © Christophe Raynaud de Lage
Arts vivants Théâtre Publié le 23/07/2023
Milo Rau produit un théâtre de chair et de sang. Avec Antigone in the Amazon, le metteur en scène transcende le combat des sans terre au Brésil et répand le souffle de la résistance.

Le sol est recouvert d’une terre rouge, un musicien joue et chante tristement, un comédien le rejoint pour chanter avec lui avant d’énoncer la litanie des tragédies qui ont terrassé le Brésil. « Il y a des choses monstrueuses, mais rien n’est plus monstrueux que l’humain » sont les premiers mots avant de l’entendre railler l’intelligence de l’homme qui sert ses intérêts et cultive sa supériorité en pillant la nature, sans comprendre qu’en détruisant la nature il se détruit aussi. Les mots claquent : colonisation, esclavage, dictature, de pillages, assèchement et destructions des grands groupes industriels, pour décrire des siècles d’une tragédie sans fin.

En écoutant le point de vue des indigènes de la jungle amazonienne et des activistes du Mouvement des sans-terre (MST) du nord du Brésil, le metteur en scène suisse est entré de plein pied dans la tragédie. La figure mythologique d’Antigone, fille d’Œdipe, roi de Thèbes, sœur de Polynice, fiancée du fils de son oncle Créon, s'est imposée et elle résonne terriblement avec le présent. Le combat d’Antigone contre Créon qui lui interdit d’ensevelir le corps de son défunt frère pour des raisons politiques, fait écho au combat qu’une autre Antigone, incarnée par l'activiste brésilienne Kay Sara, mène en décidant, malgré l’interdiction, de couvrir soigneusement de cette terre chérie le corps de son frère exécuté lors d’un massacre. Cette désobéissance, cette résistance, est au cœur du MST, le plus grand mouvement social au monde. Antigone/Kay Sara la combattante est notre contemporaine, Polynice notre contemporain privé de sépulture.

 

L'irruption du réel. Par le truchement de trois grands écrans vidéo disposés en triptyque, les comédiens, brésiliens et européens incarnent sur scène et en film un projet né de l'engagement et d’une approche politique du théâtre. Ils reviennent en images et en mots sur la genèse d'un projet qui a débuté dans l’État de Para où les agriculteurs subissent la confiscation des terres, où la forêt est détruite, incendiée pour laisser place aux cultures intensives de grands groupes. Le nœud dramaturgique réside dans une marche pacifique menée en 1996 par des activistes indigènes et des membres du MST, qui s’est soldée par le massacre de dix-neuf de ces paysans sans terre. La terrible scène avait eu lieu sur une autoroute construite au milieu de la forêt amazonienne. C’est sur ce même lieu qu’elle a été rejouée en 2019 par les comédiens de l’équipe de Milo Rau et l’équipe théâtrale du MST, avec des témoins de l'époque du drame. Cette fois encore la « manifestation » aurait pu être interdite. C’était sans compter avec le talent de négociatrice de Maria, militante de MST à Parà et responsable culture du mouvement. La jeune femme a convaincu les forces de l’ordre que MST se battait aussi pour eux. Le film a donc pu être réalisé, on y voit les militants et indigènes s’avancer sur la route puis faire face au front des policiers armés. Parmi eux, une comédienne et un comédien européens ont endossé l’uniforme. Les activistes s’approchent, crient leurs slogans avant, pour plusieurs, d’être saisis, mis à terre, puis exécutés à bout portant. La tragédie d’Antigone, avec la mort de son frère Polynice, devient alors une allégorie de la lutte politique et de la résistance acharnée face à l’implacable cupidité du monde moderne. Dans la salle, les comédiens s’adressent directement aux Brésiliens filmés en 2019, qui leur répondent, sont rassemblés en marche ou chantent en chœur. Avec Maria, avec Kay Sara, avec la cheffe de chœur, s’engage un dialogue qui se joue des distances et du temps.

 

Une mémoire bien vivante. Les connexions avec la tragédie grecque sont explicites. Antigone n’a pas eu le droit d’enterrer le corps de son frère. Les corps des 19 militants tués en 1996 n’ont pas été restitués, privant la communauté du droit de les enterrer. Qu'on tente de la priver du droit à la mémoire, c’est ce que dénoncent les activistes du MST. Mais « la mémoire des Amazoniens est bien vivante, dans la forêt, dans le fleuve, dans les êtres qui y vivent » dit Maria.

À plusieurs reprises, les comédiens reviennent sur la genèse de Antigone in Amazonia. Expliquant que, alors que l’équipe de Milo Rau était au Brésil pour un projet en 2019, le MST leur a proposé de collaborer, de faire théâtre ensemble. C’est là qu’est née l’idée d’adapter la pièce de Sophocle. Milo Rao a alors repris les idées venues au cours d’un workshop du département théâtre de MST, à travers un chœur et un film, pour un projet collectif avec en son cœur la résistance organisée d’un peuple. Avec Antigone in Amazon, le metteur en scène suisse a instauré une cohabitation tous azimuts, entre comédiens professionnels et amateurs, entre le Brésil et l’Europe, une interaction entre le jeu sur scène et le jeu filmé, entre un texte classique réécrit et une situation réelle, entre l’activisme et le théâtre. À Avignon et partout où le spectacle est joué, le metteur en scène est toujours accompagné de deux activistes du MST, Maria et la cheffe de chœur. Dans le but affirmé d’encourager le public à changer le système en place, de « penser la nature autrement » et « construire une manière alternative de produire le théâtre ».

 

Antigone in the Amazon, Conception et mise en scene Milo Rau. Avec Frederico Araujo, Pablo Casella, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie et en video Gracinha Donato, Ailton Krenak, Celia Maracaja, Kay Sara,
 le chœur des militantes et militants du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST).

Jusqu'au 24 juillet à L'autre scène de Vedène.

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