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Mot de passe oublié ?C’est à une lecture échevelée de Cervantes que nous convie Gwenaël Morin pour son Quichotte. Le metteur en scène n’est pas plus adepte des décors baroques que de l’exégèse des textes. Don Quichotte, lorsqu’il l’a relu pour le monter, lui a en quelque sorte sauté à la gueule. L’ouvrage, réputé pour ouvrir avec dans un autre genre Le Décaméron et Pantagruel, l’ère moderne de la littérature après l’époque des romans de chevalerie, part de ces derniers pour les vilipender jusqu’à organiser leur autodafé qui prendra à Avignon la forme d’un jet de livres en fond de scène. Seuls sont sauvés les deux écrits admirables que sont Amadis de Gaules (Classiques Garnier) et Tirant le Blanc (réédité par Gallimard Quarto en 1997). C’est que l’époque n’est plus aux trois ordres médiévaux, le chevalier, le prêtre et le paysan, la bourgeoisie pointe son nez, il lui faut se faire place avec rationalisme et nouvelle organisation sociale dans laquelle le noble parasite doit disparaître et avec lui son image littéraire de chevalier battant la campagne pour rendre la justice. C’est à la même époque, et dans la même Espagne, qu’un autre mythe littéraire sur le noble en déclin va faire son apparition, celui de Dom Juan qui, d’une manière pas si éloignée de Don Quichotte, va pousser dans ses extrêmes l’absurdité des prétentions nobilières.
Mais Don Quichotte est plus que cela, Don Quichotte offre tant d’interprétations que c’est avec une curiosité quasi vierge qu’il faut se rendre à tout spectacle invoquant le personnage de Miguel de Cervantes. L’adaptation de Gwenaël Morin, qui se limite aux deux premières heures de lecture (« le total en fait 30 » précise le metteur en scène) met en débat le pouvoir. Le pouvoir masculin des armes et du discours tout d’abord, en choisissant pour interpréter le chevalier à la triste figure la comédienne Jeanne Balibar et en donnant à Marie-Noëlle le rôle de conteur, réunissant à la fois l’auteur Cervantes et le cheval Rossinante. Le pouvoir de l’objet également, en vêtant Quichotte d’une armure de carton et d’une épée de bois. Enfin, et très subtilement, en faisant de l’anti-héros un personnage très conscient de son combat perdu d’avance mais qui va affronter la société jusqu’au ridicule et en redemander comme si le combat pour la justice ne pouvait jamais se satisfaire, jamais passer compromis, « il attaque frontalement les idéologies, notamment religieuses, qui génèrent de la violence » juge Gwenaël Morin.
Le jeu des acteurs est tout aussi subtil. Jamais il ne s’agit d’académiser le texte rendu étrangement vivant par l’ironie que Marie-Noëlle lui donne en contant sur le ton d’une galéjade les aventures du chevalier. Jeanne Balibar, dont la présence sur scène est toujours fabuleuse, sait courir comme font les enfants sur son destrier imaginaire, rouler des yeux, prendre une voix gutturale pour menacer les méchants et montrer tout à la fois de la tendresse pour sa triste figure. Le décor, quasi naturel, du Jardin de la rue de Mons offre une profondeur inespérée aux galopades de Quichotte, des arbres comme autant de moulins et un bosquet derrière lequel se déroulent de furieuses bastonnades. Au final, le public assiste à la fois à des aventures familières qui ont construit l’imaginaire occidental depuis des siècles, et à une pièce toute contemporaine où notre rapport au réel et au pouvoir, à la justice et au rêve, prend des couleurs inédites et bien plaisantes malgré la gravité du sujet.
Quichotte d’après Cervantes de Gwenaël Morin. Création Festival d’Avignon du 1er au 20 juillet Maison Jean Vilar. Avec Jeanne Balibar, Thierry Dupont, Marie-Noëlle, Léo Martin. En tournée en septembre à Annecy et Paris, en octobre à Bordeaux, en novembre à Chambéry, Martigues, Genève et Mulhouse. Puis en 2025 à Lausanne (Suisse), Toulouse, La Rochelle et Aix-en-Provence.