espace abonné Mot de passe oublié ?

Vous n'avez pas de compte ? Enregistrez-vous

Mot de passe oublié ?
ACCUEIL > Oeuvre > Balkony de Lupa, une humanité empêchée

Balkony de Lupa, une humanité empêchée

par Véronique Giraud
Balkony -  ©Natalia Kabanow
Balkony - ©Natalia Kabanow
Arts vivants Théâtre Publié le 15/06/2024
Le Printemps des Comédiens offre une nouvelle fois une première en France qui restera une référence théâtrale. BalkonyPieśni Miłosne (Balcons – Chants d'amour) de Kristian Lupa comfirme que l'artiste polonais est un maître de la mise en scène.

« Quelqu’un regarde… ». Par ces mots venus du fond de salle débute Balcons – Chants d’amour, le dernier opus du Polonais Krystian Lupa, un des plus grands maîtres européens de la mise en scène. Pour cette pièce, il conjugue deux écrits, le récit L’Été de la vie de John Maxwell Coetzee et la pièce La Maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca. C’est sur le plateau de cette dernière que se déroulent les premiers instants. On attend le retour des funérailles du mari de Bernarda, la servante Magdalena lave les vitres…

Une voix off, un chuchotement, commente ce qui est joué sur scène, souvent avec humour, et pose les questions qui justement viennent à l’esprit des spectateurs : un lien avec le public est créé, magistralement. À cette voix (c'est celle de Lupa), se superpose le personnage énigmatique de Poncia (magnifique Michał Opaliński) qui sans cesse fixe la salle noire sans jamais lui parler, sans jamais se départir d’une impassibilité troublante.

Le rythme des dialogues, sous-titrés, est lent, très lent. Les silences et l’immobilité des personnages dominent dans un décor qui change au gré des évocations. Lupa dessine l’espace autant qu’il fait incarner ses personnages.

 

Un deuil de huit ans imposé aux femmes. Le second mari de Bernarda Alba est enterré, la maison est désormais occupée par les femmes, épouse, filles, servantes. Bernarda impose à ses cinq filles un deuil de huit ans. Elles devront vivre corsetées dans un silence et loin de l’homme. L’ombre d’un fiancé plane pourtant, réveillant cruellement les désirs, les rivalités, l’espérance d’un amour.

Devant la façade d’une vieille maison, des balcons sont accolés. Les personnages apparaissent, disparaissent, regardent silencieusement le public, parlent au téléphone comme ce double d’Elfriede Jelinek, l’écrivaine autrichienne, qui explique qu’elle ne peut plus quitter sa demeure, qu’elle a peur de sortir. Par des jeux de lumière, ce décor laisse transparaître l’intérieur de la maison. Parfois il emmène loin, dans une rue d’Espagne ou du Cap, ou fait surgir une peinture noire de Goya.

Puis on reconnaît le jeune homme de L’Été de la vie, récit autobiographique de John Maxwell Coetzee, revenu vivre avec son vieux père dans la maison familiale, délabrée, du Cap en Afrique du sud. Andrzej Kłak incarne parfaitement l’homme distant, peu sociable, l’amant triste et maladroit, que décrit le roman. Cet archétype du vieux garçon attire pourtant Julia, mariée et mère d’un enfant. Lui qui n’inspire que malaise occupe la scène, troublant malgré lui les relations d’un couple déjà mises à mal.

 

Des femmes enfermées, des hommes inadaptés. Balcons - Chants d'amour fait lentement s’écouler les affres de la condition humaine. Celle de femmes enfermées dans leurs névroses, celle d’hommes inadaptés socialement ou cruels.

Lupa fait appel à deux écrivains, les Prix Nobel Coetzee et Jelinek, dont l’écriture magistrale est trempée dans la cruauté et le mal-être. La référence à Garcia Lorca décrit le malheur de naître femme dans les années 30 en Andalousie.

Ces références servent l’intense désir de sincérité qui construit les relations entre les personnages. Le désespoir aussi, quand sont évoqués les cercueils et les chaînes qui se préparent à la naissance de l’être humain. La mort et l’entrave sont les ressorts de la dramaturgie, servie par une mise en scène impeccable. Des fresques d’anthologie appuient le propos esthétique, ainsi la scène du retour des funérailles dans la maison d’Alba, où le poids de la religion s’impose dans le goyesque, ou encore celle où filles et servante sont réunies par l'autoritaire Bernarda Alba pour souper autour d’une grande table nappée de blanc. Inoubliables ! Entre les compositions de Goya et les fresques humaines de Krystian Lupa le trouble est jeté.

 

Mise en scène et comédiens exceptionnels. Les deux œuvres ont quelque chose du testament. Pour Summertime, J.M. Coestzee s’invente mort, recueillant les témoignages de sa biographie. La maison d’Alba est l’œuvre ultime de Garcia Lorca. Écrite en 1936, deux mois avant son exécution par les franquistes, elle sera publiée de façon posthume.

Les diktats de la religion et de la tradition, la tyrannie exercée sur les femmes, l’inadaptation sociale forment un portrait féroce, comme un aveu d’impuissance mais aussi la source d’une puissance théâtrale rarement égalée, par celui qui restera une référence dans la mise en scène européenne. Servie par des comédiens exceptionnels, exceptionnellement dirigés, la pièce déborde des entraves de l’humanité.

 

Balkony – Pieśni Miłosne [Balcons – Chants d’amour] d’après L’été de la vie de John Maxwell Coetzee et La Maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca.
Mise en scène, écriture, scénographie, lumières Krystian Lupa
Avec Anna Illczuk, Andrzej Kłak, Tomasz Lulek, Michał Opaliński, Halina Rasiakówna, Piotr Skiba, Ewa Skibińska, Janka Woźnicka, Wojciech Ziemiański, Marta Ziȩba ainsi que Ola Rudnicka et Oskar Sadowski

Printemps des Comédiens, Montpellier
Domaine d’O – Théâtre Jean-Claude Carrière
les 14 et 15 juin 2024

Partager sur
Fermer