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Didier Daeninckx : « La littérature pour réparer les injustices »

par Pierre Magnetto
Didier Daeninckxn, 40 années de romans noirs qui se lisent comme une histoire de France des oubliés. © DR
Didier Daeninckxn, 40 années de romans noirs qui se lisent comme une histoire de France des oubliés. © DR
Livre Roman Publié le 03/01/2020
Didier Daeninckx a publié "Le roman noir de l’histoire" aux éditions Verdier, un recueil de 72 nouvelles sélectionnées parmi une floraison de brefs récits écrits tout au long des 40 dernières années. Les premières nouvelles se situent au milieu du XIXe siècle, les dernières évoquent le troisième millénaire.

Vous avez choisi d’organiser vos nouvelles par ordre chronologique, pourquoi ?

C’est la réflexion d’un ami qui m’a dit est-ce que tu as conscience que pratiquement tout ce que tu as écrit raconte 150 ans d’histoire contemporaine française, est-ce que c’était un choix ? Je lui ai répondu absolument pas, j’ai écrit tout ça au fur et à mesure, dans l’urgence au gré des demandes, on me demandait souvent de réagir sur tel ou tel sujet par le biais de la fiction. J’ai rassemblé tous mes écrits, plus de 2500 pages, j’en ai retenu 1000 et j’ai classé ça dans l’ordre chronologique de manière extrêmement simple. Je me suis aperçu que ça donnait une façon de revisiter l’histoire, par le bas, par les gens de peu, par ceux qui s’en prennent plein la figure, les vaincus de l’histoire.

 

C’est à ce moment-là que le titre s’est imposé ?

Oui parce qu’on est en plein débat sur le roman national, avec des échanges forts entre historiens, qui débordent sur le terrain politique. Des gens considèrent qu’il y a eu un moment de pureté de l’histoire de ce pays et qu’il faudrait qu’on revienne à cette pureté originelle qui, en fait, est un fantasme complet. Ce recueil dit d’une manière ironique que ce roman national est noir. Les nouvelles traitent principalement du XXe siècle qui s’est ouvert dans l’allégresse de l’exposition universelle. Mais tout de suite après les Balkans se sont enflammés, il y a eu la guerre de 14-18, le fascisme, la seconde guerre mondiale, les guerres de décolonisations, les génocides en Afrique ou en Asie… Et les guerres industrielles, les bombardements à l’arme atomique. Le XXe siècle aurait pu être un siècle de progrès humains extraordinaires si toutes les forces avaient été mises au service du progrès, mais une grande partie ont été mises au service de la mort. C’est ce que dit le roman noir sur le XXe siècle, un siècle de fer et de feu.**

 

Le recueil est préfacé par l’historien Patrick Boucheron, qu’est-ce qui vous a rapprochés ?

C’est le miracle d’une maison d’édition qui fait un travail d’édition et un travail de maison. Patrick Boucheron est lui aussi publié chez Verdier. Tous les ans, il vient au Banquet du livre, une sorte de festival organisé par notre maison d'édition à côté de Carcassonne dans la petite ville romaine de Lagrasse. C’est là que j’ai fait sa connaissance. Je me suis aperçu qu’il avait lu une grande partie de ce que j’ai écrit et certains de mes livres comme Meurtre pour mémoire font partie des livres qui l’ont interrogé alors qu’il était étudiant. Quand j’ai eu le projet de faire ce livre je lui ai demandé : est-ce que tu accepterais de lire le pavé et de faire une préface. Je m’attendais à avoir une ou deux pages, mais il a eu une véritable réflexion sur ce livre, quelque chose de très ample et profond.

 

Comment appréciez-vous le fait qu’un historien s’intéresse à votre œuvre, et vous, avez-vous parfois le sentiment à travers vos romans de faire œuvre d’historien ?

Je ne sais pas si je fais œuvre d’historien mais en tout cas plusieurs de mes livres ont bousculé le temps d’appropriation du réel par l’histoire. C’est-à-dire qu’un livre comme Meurtre pour mémoire, sur le massacre des algériens le 17 octobre 1961, je l’ai écrit vingt ans après les faits. Mais le temps de l’histoire sur des sujets aussi violents et polémiques, qui mettent en cause la direction de l’État, c’est plutôt quarante, cinquante ans. On discute encore de la francisque de Mitterrand et d’autres choses comme ça. Souvent il faut laisser passer deux générations avant de pouvoir parler des choses. La littérature, l’art, permettent de comprimer ce temps et de mettre les vivants devant leurs responsabilités. Je crois que c’est ça qui intéresse Patrick Boucheron, le temps extrêmement court avec lequel la littérature peut intervenir sur quelque chose d’encore palpitant.

 

Pensez-vous qu’aujourd’hui la France soit vraiment loin d’avoir accompli son devoir d’inventaire sur les périodes les plus sombres du XXe siècle ?

Je pense qu’il y a un besoin d’interrogation. La guerre d’Algérie s’est terminée en 1962, il a fallu attendre les années 2000 pour pouvoir lire un mémoire de doctorat sur la torture. Il a fallu attendre 2019 pour qu’un président de la République dise que Maurice Audin a été assassiné par l’armée française. Donc ce travail là est encore à faire. Le massacre du 17 octobre 1961, il faudra bien dire un jour que c’est un crime d’État, qu’il y a une responsabilité au plus haut niveau, c’est-à-dire au niveau du président de la République de l’époque Charles de Gaulle.

 

Certaines des nouvelles que vous publiez viennent en prolongement ou en écho de romans que vous avez écrits par le passé. Pourquoi ces retours ?

Après avoir écrit Meurtre pour mémoire en 1983, j’ai rencontré en Algérie la famille d’une des victimes de la répression anti-FLN du 17 octobre 1961 à Paris. C’était la plus jeune victime. Fatima Bédar avait 15 ans lorsqu’elle a été tuée par la police. J’avais les éléments avec la liste des victimes, et sa sœur est venue me trouver, persuadée d’après les autorités que Fatima s’était suicidée le 31 octobre. Ça s’est passé trois ans après l’écriture du roman mais j’ai écrit un texte pour raconter ça, c’est Fatima pour mémoire. Pour moi c’était une nécessité. Alors oui, il y a des droits de suite. Les romans provoquent des bouleversements dans la manière dont on pense une époque, il y a droit de suite parce qu’on se rend compte que tout n’a pas été dit. D’autre part, il y a des nouvelles que j’avais écrites comme pour prendre date, par exemple sur la Commune de Paris, qui ont précédé Le bal des affamés.

 

Vous êtes un des rares auteurs qui va chercher sous les tapis de l’histoire ce qu’elle a souvent de non assumé comment vous définissez vous en tant qu’écrivain ?

Je n’étais pas du tout destiné à être écrivain, je viens d’un milieu ouvrier, je suis le premier écrivain de la famille depuis l’époque des cavernes. Mais j’avais un grand-père qui a déserté en 1917, qui a vécu presque un an avec de faux papiers, qui a été condamné à deux ans et demi de travaux forcés à Toulon. J’ai un autre grand-père pratiquement analphabète qui est devenu maire et conseiller général communiste de la Seine mais qui a refusé le pacte germano-soviétique. D’autres personnes ont fait la guerre d’Algérie. Ma mère faisait partie de réseaux d’aide aux républicains espagnols jusqu’à la mort de Franco. Tout autour de moi il y a eu des gens qui étaient en rapport direct avec l’Histoire, qui en ont été des acteurs, pas simplement des figurants, et dont l’histoire ne retiendra jamais le nom. Ces gens n’ont jamais réclamé de médaille. Ils ne parlaient même pas de tout ça. J’ai fait une partie de mon travail littéraire pour essayer d’élucider par la fiction les énigmes familiales… Et puis il y a les rencontres que je fais, je n’arrête pas de tomber sur des gens sans importance qui portent des histoires extrêmement fortes, donc je les raconte, je porte ces voix et ces histoires. C’est comme ça que ça se passe pour moi. Il n’y a pas de code barre, il n’y a pas de définition.

 

Quarante ans après la publication de vos premiers textes vous avez toujours la même boulimie d’écriture, la même envie de rendre justice aux oubliés de l’histoire, qu’est ce qui vous fait encore carburer ?

Je viens de déménager parce que la ville où j’habitais était devenue hostile, suite à mon dernier roman Artana Artana*. Mais la Seine Saint-Denis reste pour moi un sismographe. Saint-Denis, Aubervilliers, La Courneuve, Stains, sont des villes où la misère et l’injustice du monde sont absolument criantes. Vous y voyez en direct les effets de la politique, les gens qui se retiennent avec le bout des ongles pour ne pas tomber dans le caniveau, les gens qui finissent par tomber victimes de mesures injustes comme la réduction de prestations sociales. C’est un tremblement de terre social, on le voit jour après jour. Moi je sais que cette injustice fondamentale c’est sur la répartition des richesses de ce monde qu’elle repose et qu’on pourrait faire les choses autrement. Le livre me sert à dire la trajectoire de ces gens qui sont sacrifiés par la manière dont les humains gèrent la planète. La littérature c’est une manière un petit peu plus discrète de le dire et puis de chercher des solidarités. En marchant comme ça je me suis aperçu que la littérature était quelque chose qui réparait un petit peu l’injustice.

 

* Artana Artana, Didier Daeninckx, 2018, raconte une intrigue politico-mafieuse sur fond de trafic de stupéfiant dans une ville imaginaire de Seine Saint-Denis.

** Le roman noir de l'histoire, Didier Daeninckx, éditions Verdier, octobre 2019

 

 

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