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Mot de passe oublié ?Le jeune Ali Chahrour souffre de son pays. Basé à Beyrouth, le danseur et chorégraphe, âgé de 27 ans, présente en ce 17 juillet Fatmeh une nuit de pleine lune dans le cloître des Célestins à Avignon. En préambule de la pièce, donnée au lendemain de la tragédie de Nice, le chorégraphe vient sur scène pour déplorer les attentats en France, puis énumère ceux, très nombreux, des derniers mois au Liban. Et, comme il n’est pas homme à se taire, il invite les spectateurs à une minute d’applaudissements.
Deux jeunes femmes s’avancent, s’arrêtent, font face au public, plantant leurs grands yeux noirs, le visage en pleine lumière. Comme un défi. Elles portent le noir du deuil. En ces temps de terreur qui n’épargnent plus l’Occident, l’émotion du deuil nous est plus proche que jamais. Mais, alors que l’on pourrait imaginer que ce qui est produit sous nos yeux est emprunté à un rite traditionnel, c’est bien plus que nous propose Ali Chahrour. Il s’est inspiré de trois figures féminines : Fatima Zahra, la fille du prophète Mohamet, la diva égyptienne Oum Kalsoum (dont le prénom était Fatima), et sa propre mère. La voix mélodieuse d’Oum Kalsoum accompagne les corps des deux jeunes femmes.
Lorsque, au début de la pièce, les deux jeunes femmes se frappent violemment la poitrine, d’une main, puis de l’autre, les gestes sont secs et brefs, presque accusateurs. Ce moment, comme toutes les séquences qui suivront, dure longtemps, très longtemps. Les gestes sont appuyés comme jamais, répétés de nombreuses fois. L’effet produit sur le spectateur monte en puissance, les mouvements répétitifs pénètrent les esprits de leur beauté et de leur violence. Ces gestes, rituels, admis par tous dans une société où les hommes dominent, laissent échapper une grande sensualité. Leurs magnifiques cheveux longs caressent l’air, leur longue robe s’enroule joliment autour de leur corps ondulant. Elles recouvrent un temps leurs cheveux et leur corps d’un long voile noir aux riches reflets tournoyant en fleurs noires. La beauté sensuelle du tissu en mouvement alterne avec la poignante religiosité qui s’impose quand vient l’immobilité.
Le cloître des Célestins sied à merveille à ce spectacle qui se joue de la nuit et de la lumière, des jeux d’ombres des colonnades et des immenses platanes. Les deux jeunes danseuses, vêtues de noir, évoluent dans une architecture où elles semblent avoir toujours vécu.
C’est dans cette sensualité du corps, qui ne peut être contenue malgré les diktats masculins et de la religion, que la pièce tire sa force. La féminité s’exerce, devant tous, alors qu’elle n’est pas conviée. C’est le magnifique secret de Fatmeh.
Ali Chahrour témoigne ici de sa fine observation de la société. Il aurait pu s’en éloigner, inventer des gestes en rupture avec la tradition. Il a préféré reprendre le fil des danses régionales et se focaliser sur un rituel des femmes shiites qui lui sont familières. Il a choisi la mort moins pour son tragique que parce qu’elle est un rare moment collectif où le corps de la femme a la pleine liberté de s’exprimer en société. La tristesse du deuil, le choc de la perte d’un être cher ne peuvent être brisés par aucun tabou et l’expression des corps peut suggérer l’érotisme et le plaisir. Le plaisir que donne la danse. Un moment, rare, les yeux des danseuses se ferment, leurs sourires s’ébauchent. Toute cette ambivalence est magnifiquement rendue dans Fatmeh et atteint ce qui ne peut être dit mais est pressenti, ressenti par tous, confusément. Nulle liberté n’est revendiquée, mais Fatmeh n’est pas non plus soumise. Ce qu’elle(s) exprime(nt) n’est comparable qu’à la puissance de la poésie.
Fatmeh - Chorégraphie : Ali Chahrour. Avec : Rania Al Rafei et Yumna Marwan. Du 21 au 24 juillet au Cloitre des Célestins - Avignon.