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La longue histoire de la régulation du numérique

par Jacques Mucchielli
Face à la complexité et à l’opacité du monde numérique, « nous sommes nus et vulnérables ». © RivaudNAJA
Face à la complexité et à l’opacité du monde numérique, « nous sommes nus et vulnérables ». © RivaudNAJA
Arts visuels Numérique Publié le 09/06/2022
Si nouvelle qu’elle pût longtemps se tenir à l’abri des régulations, l’économie numérique, largement dominée par les entreprises américaines, reçoit ses premières obligations du vieux continent. Le 24 mars dernier, en instaurant le Digital Markets Act (DMA) puis, le 23 avril, le Digital Service Act (DSA), l’Union européenne a commencé à réguler un secteur jusqu’à présent épargné.

La mythologie californienne veut qu’ils aient forcément commencé dans un garage, entre amis d’une même université. Jeunes, libres et rêveurs, ils ont inventé un nouveau monde que l’ancien n’a pas vu venir et qu’il a toujours du mal à croire réel. Petits poucets, ils sont devenus licornes et règnent maintenant sur un siècle qui portera assurément leur nom, celui de la révolution technologique, des mondes virtuels, des services désincarnés.

Si leur liberté faisait sourire lorsqu’ils sortaient de leur garage en tee-shirt et sneakers usagés, elle fait aujourd’hui peur. Les géants de l’économie numérique, Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, les célèbres GAFAM, mais également les chinois comme Alibaba, le hollandais Booking ou encore les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) pèsent plus en dollars que la plupart des États du monde, prétendent s’attaquer à ce symbole de la souveraineté qu’est la monnaie, contrôlent le profil de milliards d’internaute. Ils font peur par leur pouvoir économique, comme jadis les magnats du pétrole ou, en France les « deux cents familles », mais plus encore par leur pouvoir sur notre identité, notre vie quotidienne, nos données personnelles. On a l’impression qu’ils en savent plus sur nous que nous-mêmes et l’exemple donné par le gouvernement chinois ne rassure pas. On voit se profiler un monde où le comportement du citoyen, professionnel, social, mais aussi familial ou amoureux reçoit une note qui permet d’accéder ou non aux prestations sociales, aux postes de responsabilité, à la sociabilité, voire aux divertissements. Le Big Brother de George Orwell est devenu réalité.

 

Les géants du numérique ne sont pas innocents. Dans cette crainte qu’ils suscitent, peut-être aussi forte aujourd’hui que l’enthousiasme généré par leurs outils, les géants du numérique ne sont pas innocents. Ils ont tout fait pour échapper aux lois, aux règlements, aux déontologies. Ils plaident volontiers pour une liberté plus proche du pionnier de l’Ouest et du libertarisme cher à Elon Musk et Donald Trump qu’à la liberté-égalité-fraternité du siècle des Lumières. Publicateurs de contenus, ils se refusent à respecter les devoirs des médias. Supranationaux, ils rechignent à s’acquitter d’impôts. Secrets et obscurs dans leurs fonctionnements, ils plaident pour l’autorégulation qui cache mal leur soif de maîtrise absolue.

Ces géants de l’Internet peuvent à la fois créer des profils extrêmement précis de chaque citoyen, les vendre sans leur avis, mais aussi tuer toute concurrence en rachetant les jeunes pousses prometteuses grâce à leur incroyable puissance financière. Rappelons pour exemple que Apple a un chiffre d’affaire annuel qui représente la moitié du budget de la France, et une valorisation boursière douze fois supérieure. En terme d’audience, le groupe Meta (Facebook, Instagram et WhatsAPP) abonne 3,59 milliards d’êtres humains.

 

Un rude coup venu d’Europe. Jusqu’à présent, ces entreprises étaient donc leur propre régulateur, elles avaient peu de compte à rendre aux autorités publiques et décidaient seules de leurs règles, au nom de leur internationalisation à laquelle aucune gouvernance mondiale ne venait s’opposer.

En imposant le règlement général de protection des données (RGPD), qui oblige les sites à demander à l’internaute son autorisation pour chaque type de cookies, l’Union Européenne avait déjà mis à mal cette toute puissance. Mais c’est une dimension bien plus ambitieuse qui vient d’être tracée. Le 24 mars dernier, les États membres, le parlement et la Commission européenne ont signé un accord nommé Digital Markets Act (DMA) qui impose une franche régulation au secteur numérique. Il a été complété par le Digital Service Act (DSA), signé le 23 avril, qui pose des règles à l’encontre des contenus illégaux, la fraude et la désinformation. Ces accords, comme le résume Thierry Breton, commissaire européen en charge du dossier, posent « une règle simple : ce qui est interdit dans la vraie vie doit l’être aussi en ligne ». Nous n’en sommes pas encore là, car les géants du numérique vont sans doute mener devant les tribunaux des batailles mémorables, mais la liste des obligations est impressionnante.

 

Une régulation à plusieurs facettes. Au niveau des pratiques publicitaires, particulièrement de Google, Facebook et Amazon qui ont raflé l’an dernier plus de la moitié de la publicité mondiale (hors Chine), finies les données des internautes que les géants croisent à des fins publicitaires, sauf s’ils les autorisent. De plus, les internautes devront avoir accès à leurs données commerciales et publicitaires.

Au niveau des pratiques de monopoles, finies les applications imposées par les fabricants, et celles qui l’ont été avant la DMA pourront être désinstallées. De même, finis les systèmes de paiement imposés, comme la favorisation par les moteurs de recherche de leurs propres services commerciaux.

Nouveauté importante : les réseaux sociaux vont devoir communiquer entre eux. Par l’obligation faite aux géants de rendre interopérables les services de messageries, un utilisateur WhatsApp, appartenant à Meta, pourra échanger avec un internaute d’un réseau concurrent comme Signal ou Telegram.

Enfin, les géants du numérique devront signaler aux autorités compétentes toute nouvelle acquisition, quel que soit le secteur économique visé, pour éviter la situation de monopole ou d’achat prédateur, comme cela s’est produit par le passé lorsque les géants achetaient des startups concurrentes pour les éliminer.

Le DSA, pour sa part, bannit plusieurs pratiques interdites depuis longtemps aux médias. Par exemple, un internaute ne pourra plus être ciblé en fonction de sa religion, son sexe ou ses préférences sexuelles. Les plateformes devront rendre publiques les mesures mises en œuvre contre la désinformation, alors que cela se faisait jusque-là selon des règles opaques décidées par elles seules. Les contenus de harcèlement devront être immédiatement retirés sur seule plainte des victimes.

 

Des amendes fortes. En cas de non-respect de ces règles, les amendes pourront aller de 6 à 20% du chiffre d’affaires de l’exercice précédent. Ce qui se traduirait pour Amazon par une amende de 40 milliards d’euros, suivie d’une amende de 80 milliards d’euros en cas de récidive.

Le DMA a également des répercussions sur la fiscalité de ces entreprises. Jusqu'à cette date du 24 mars, les géants numériques étaient deux fois moins imposés que les autres entreprises. En l'absence d'harmonisation européenne, les Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA) peuvent localiser leur siège dans un pays différent de celui des utilisateurs et utilisatrices de leurs services. Ils s’installent dans les pays qui ont un taux d'imposition parmi les plus bas. Les recettes publicitaires réalisées en France par Google en 2018 s'élèveraient selon le Syndicat des régies Internet à deux milliards d'euros. Or l'absence de cadrage a permis à Google de ne payer que 17 millions d’euros d'impôts.

Ces mesures entreront en vigueur en 2023. Il est certain que les tribunaux vont jouer un rôle non négligeable pour leurs mises en œuvre. À eux, comme dit la formule consacrée, de « dire le droit ».

 

Aux États-Unis aussi. Dans leur pays de naissance, les GAFAM ne sont pas non plus à l’abri. Un projet de loi prévoit des régulations qui vont dans le même sens que celles décidées par l’Europe, poussé par la direction antitrust du département de la justice. Il faut dire que les événements politiques ont bousculé la donne. Sous les yeux ébahis du monde entier, le 6 janvier 2021, le Capitole américain qui doit prononcer l’élection du nouveau président Joe Biden est envahi par les partisans de Donald Trump. La mesure de rétorsion pour cette attaque, qui ressemble à s’y méprendre à une tentative de coup d’État, ne viendra pas du Congrès ou des tribunaux, mais de… Twitter. Le géant de la communication en ligne décide en effet de priver Trump de ses 88 millions de followers pour avoir usé du réseau afin d’appeler à l’insurrection. L’ancien président réagit en créant son propre réseau Truth Central qui est loin de concurrencer celui dont il a été exclu.

Mais une autre porte s’ouvre qui pourra lui permettre de réintégrer Twitter. Le milliardaire Elon Musk, patron des voitures électriques Tesla, vient d’acheter le réseau social. Celui qui se dit « libertarien » (comprenez aucune loi, aucun règlement, ne doit venir contrarier l’expression individuelle) entend faire du réseau social le lieu d’une « absolue liberté d’expression ». Et un outil de pouvoir comme aucun dirigeant capitaliste n’en a jamais possédé.

 

« Nous sommes nus et vulnérables ». Shoshana Zuboff fut la première à analyser cette révolution de l’information dans son livre L’Âge du capitalisme de surveillance (Ed. Zulma, 2018), analysant notamment le scandale de Cambridge Analytica, cette société qui pirata les données de 88 millions de comptes Facebook afin d’influencer les élections. L’universitaire américaine pense qu’il faut créer un corpus législatif et réglementaire semblable à ceux mis en place au XXe siècle pour la protection sociale des travailleurs. Pour elle, le « capitalisme de surveillance » a pénétré tous les secteurs économiques, notamment ceux de l’assurance et de la santé. Face à lui, nous, consommateurs, citoyens ou salariés « sommes nus et vulnérables ».

Comme pour Shoshana Zuboff, les instances européennes, les services de la concurrence d’un grand nombre de pays et nombres d’ONG et d’universitaires travaillant sur le sujet, les années qui viennent vont être cruciales, car il y a urgence.

La surveillance individuelle et la notation du comportement social que pratique le pouvoir chinois le démontrent. Les DMA et DSA décidés par l’Europe vont dans ce sens, mais on est encore loin de réguler le pouvoir gigantesque des sociétés de la nouvelle économie.

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