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Le magnifique débat réel-irréel du « Making of Berlin »

par Jacques Moulins
The making of_Berlin ©Koen Broos
The making of_Berlin ©Koen Broos
The making of_Berlin ©Koen Broos
The making of_Berlin ©Koen Broos
Arts vivants Performance Publié le 10/02/2023
Le Festival Les Singulier-es du 104-Paris propose des œuvres… singulières. « The Making of Berlin » du groupe néerlandais Berlin est un petit chef d’œuvre de questions esthétiques et politiques au cœur d’une intrigue quasi policière.

Il ne suffit pas qu’un festival porte le nom de singulier pour l’être. Il y faut des spectacles qui méritent une appellation assez difficile à assumer en une époque où tous les pans de la vie et des mœurs sont sans cesse interrogés autant par l’art que par la recherche ou l’information. Le Festival Les Singulier-es du 104-Paris tient pourtant sa promesse.

The Making of Berlin va même au-delà. Cette représentation a déjà le mérite de conjuguer divertissement, évasion et interrogations. Au cœur de cette création du groupe néerlandais Berlin, une énigme tient lieu d’intrigue, même si le spectateur sortant de la salle peut comprendre, par un simple calcul chronologique, combien il a été lui aussi floué.

Dès le début, les ingrédients habituels d’un spectacle d’art vivant sont perturbés. Deux grands écrans prennent tout l’espace, l’un transparent en devant de scène, l’autre blanc en fond de scène. Entre les deux, un construction ronde, sorte de guichet de travail ajouré où prennent place le metteur en scène et son assistant devant leurs ordinateurs. Face à eux, une chaise où une musicienne viendra faire entendre le son du tuba.

Ce dispositif scénique étonnant va peu à peu s’expliquer : c’est que la pièce, dont l’essentiel se joue en projection vidéo sur les écrans, est elle-même l’objet de la pièce. Questionnement intellectuel pour séminaire de philosophie esthétique ? Oui et non, et c’est là toute la force de cette création. L’énigme est forte et chargée d’histoire : un ancien régisseur de la Philharmonie de Berlin veut reproduire le dernier concert donné par l’orchestre éclaté en plusieurs lieux, caves et bunkers, alors que la ville, en 1945, est sous le feu des bombardements alliés qui vont la réduire à un amas de ruines. C’est ce à quoi va s’atteler le Groupe Berlin que l’on voit en discussions préparatoires, repérages, négociations avec techniciens et chef d’orchestre, vérification avec des historiennes de ces récits et informations d’un témoin hors norme.

 

Documenter la fiction ou poétiser le document ? La mise sur écran de tout le travail de reconstitution du concert est la question majeure qui va fournir l’intrigue qui occupe les sens des spectateurs alors qu’un autre questionnement s’insinue peu à peu dans les cerveaux : qu’est-ce que je suis en train de voir ? Car la puissance de la pièce est bien de tenir en haleine sur une réalité en même temps qu’une petite musique suggère une autre problématique que l’on prend d’abord sous sa plus simple apparence : est-ce une fiction ou un documentaire ? Avant d’aller plus loin : comment différencier la fiction et le documentaire dès lors que pour documenter la réalité il faut d’abord en faire une représentation qui, forcément, est déjà une interprétation et, dans une certaine mesure, « ma » représentation comme le pensait Schopenhauer ?

Là ne s’arrête pas le questionnement qui saisit, une fois le rideau tombé, alors que notre esprit est encore dans les limbes d’un monde où, face à l’horreur nazie et à son idéologie de la destruction, la musique est restée un des rares gages d’humanité. Pourquoi chercher les éléments qui différencient fiction et documentaire si, finalement, il n’y a tout simplement pas de différence de procédés esthétiques entre les deux, si le travail des créateurs se fait sur les mêmes bases dans un cas comme dans l’autre. À partir de là, les questions sont infinies sur la réalité, sa perception et sa représentation, comme elles le sont depuis des siècles pour les philosophes. À la différence que les poser dans le réel d’une équipe au travail, avec ses contradictions et ses dissensions, ôtent l’aspect rébarbatif d’une discussion absconse. Ou, pour dire plus simple, car il s’agit avant tout d’un spectacle, nous régale sérieusement tout en nous questionnant sans nous ennuyer. Singulier, non ?

 

The making of Berlin. Création 2022 - Première en France du 1er au 4 février 2023, dans le cadre du Festival Les Singulier·es. Le CENTQUATRE- PARIS, 5 rue Curial - 75019 Paris.

Conception et direction : BERLIN / Yves Degryse
avec : Friedrich Mohr, Martin Wuttke, Stefan Lennert, Werner Buchholz, Alisa Tomina, Krijn Thijs, Chantal Pattyn, Orchestre Symphonique de Opera Ballet Vlaanderen, Alejo Pérez, Yves Degryse, Caroline Große, Michael Becker, Claire Hoofwijk, Alejandro Urrutia, Marek Burák, Marvyn Pettina, Farnaz Emamverdi, équipe BERLIN : Jane Seynaeve, Eveline Martens, Jessica Ridderhof, Geert De Vleesschauwer, Sam Loncke, Manu Siebens, Kurt Lannoye, équipe Opera Ballet Vlaanderen : Jan Vandenhouwe, Lise Thomas, Eva Knapen et Christophe De Tremerie. Vidéo et montage : Geert De Vleesschauwer, Fien Leysen et Yves Degryse.

 

 

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