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Mot de passe oublié ?Nul roman, nul journal, mais une expérience humaine, très humaine. Un geste unique et mystérieux, dont la monumentalité émerveille et interroge. Un plancher gravé dans une chambre fut, hasard de la vie, découvert par un psychiatre. Guy Roux, praticien à Pau, fit le voyage en 1994 jusqu’au village béarnais de M, sur les conseils de sa fille antiquaire qui pensait qu’il devait voir une « chose », alors que la maison mise en vente était offerte à la visite d’acquéreurs potentiels.
Impressionné par le long texte gravé par celui qu’on appelait Jeannot, il proposa au vendeur d’acheter le plancher et de le remplacer par un neuf. Le vendeur, en réalité beau-frère de Jean Crampilh-Broucaret, époux de sa sœur aînée Simone, saisit l’aubaine qui allait lui faciliter la transaction. Le plancher fut déposé et Guy Roux récupéra soigneusement les quatre parties sur lesquelles figuraient ce texte qui l’interrogeait. Il interrogea les voisins et autres villageois, recueillant quelques échos sur la famille Crampilh-Broucaret. La maison était inhabitée depuis la mort de la sœur de Jean, Paule. Réputée intelligente, elle avait survécu vint années à son frère, seule dans la ferme familiale dans laquelle le psychiatre apprit que la mère avait été enterrée sous l’escalier en 1972.
Le souvenir laissé par Jean était peu flatteur. Enrôlé dans l'armée, longtemps absent du village, associable, n'ayant pas de goût pour le travail agricole lui qui se rêvait instituteur, mais prenant le fusil quand il fallait défendre ses terres, jamais marié, n’allant jamais à l’église…
Le psychiatre nomma sa découverte Le plancher de Jeannot, préservant l’anonymat de son auteur, et s’employa à le montrer à l’occasion de colloques afin d’en faire un sujet d’étude. Encombré finalement par l’ouvrage monumental, il le vendit plus tard à un laboratoire qui s’en saisit comme d’un outil promotionnel. Durant trente années, l’attention des psychiatres, qui considéraient son auteur comme malade, a porté essentiellement sur le sens qui pouvait être donné au texte gravé. Porté à la connaissance d’historiens de l’art, le plancher fut rallié dans les rangs de l’art brut. Ce concept, formulé par l’artiste Jean Dubuffet, désignait les productions d’autodidactes « retranché·e·s dans une position d’esprit rebelle ou imperméables aux normes et valeurs collectives, qui créent sans se préoccuper ni de la critique du public ni du regard d’autrui ». Le plancher fut maintes fois exposé, entre autres au musée de Lausanne et à la Halle Saint-Pierre à Paris. Abimé par les transports, jamais nettoyé ni restauré, Le Plancher de Jeannot fut donné à l’Hôpital Sainte-Anne qui l’entreposa dans son annexe de la rue Cabanis à Paris.
Mais la destinée du Plancher de Jeannot ne s’arrêta pas là. Mieux, lorsqu’en 2022 il fut décidé de le livrer au musée de l’institution psychiatrique parisienne, ce fut une renaissance, une reconnaissance. Bien que les planches gravées par Jean aient été vidées de leur contexte de création, la maison, l’équipe du musée d’art et d’histoire de l’hôpital Sainte-Anne prit soin d’analyser les quelques éléments biographiques recueillis par Guy Roux trente ans auparavant. La psychiatre Anne-Marie-Dubois, directrice scientifique du musée, considéra d’emblée le plancher comme une œuvre d’art. Certes, les pièces de l’immense collection du musée étaient jusqu’alors des œuvres réalisées par des patients artistes ou qui se découvraient dans une expression plastique représentant un intérêt à part entière. Le plancher est lui arrivé sans son auteur et sorti de son lieu de création. N’importe, on allait le nettoyer, le restaurer, et lui donner un aspect le plus proche possible de son état originel.
Isolé, le plancher était devenu un objet inerte. Les recherches archéologiques, de restauration et ethnologiques entreprises sous la direction du musée nous apprennent à la fois de son processus de fabrication et de la vie de Jean Camprilh-Broucaret. Sans ce texte gravé, Jeannot serait resté dans l’anonymat. Il est pourtant, à notre connaissance, le seul être à avoir eu l’idée, après que sa mère ait été enterrée sous l’escalier de la maison, d’écrire sur le plancher en chêne d’une chambre. De part et d’autre du lit, et pendant les quelques mois qu’il lui restait à vivre, Jean a percé chaque planche et gravé au ciseau à bois de grandes lettres en capitale qui, sur une surface d’environ 16 m2, formèrent deux colonnes d’un texte puissant. Une telle initiative n’avait pas pour vocation d’être montrée. Paule, restée seule dans la maison, n’a jamais éventé la production de Jean. Laissée à l’abandon, la maison n’a livré le secret de Jean qu’une fois mise en vente et ouverte aux visites. Ce contexte troublant n’est plus, mais il fait penser. Pourquoi écrire dans le bois de la maison ? Quelle force il aura fallu pour composer chaque mot. D’autant que la graphie procède d’une invention complexe. Réaliser des trous à la perceuse dans l’épaisseur de chaque planche, puis relier un trou à autre en incisant un trait au ciseau à bois pour former une lettre est une entreprise hors du commun.
Le texte fait intrinsèquement partie de l’histoire de la maison de M, celle-ci étant en tout cas choisie comme caisse de résonance. Les échos vibratoires entre les murs ne sont plus. Reste la quête de scientifiques mus par le souci respectueux de ne pas dissocier l’œuvre de son auteur, de tout faire pour rendre l’ensemble, œuvre et auteur, accessible à tous. Une entreprise restaurative qui nourrit notre soif de connaissance de l’humain.