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Luce Lebart : « Il y avait aussi des femmes, mais on n’en parle pas »

par Véronique Giraud
L'ouvrage
L'ouvrage "Une histoire mondiale des Femmes Photographes" paraît le 4 novembre 2020, Il est édité chez Textuel Édition. Il
Luce Lebart © Mélanie Roubineau
Luce Lebart © Mélanie Roubineau
Arts visuels Photographie Publié le 04/11/2020
L’historienne Luce Lebart a dirigé avec Marie Robert "Une histoire mondiale des femmes photographes". L’ouvrage paraît le 4 novembre chez Textuel Édition.

Une histoire mondiale des femmes photographes réunit photographes et autrices. Comment l’ouvrage a-t-il été élaboré ?

En écrivant en 2017 pour Larousse Les grands photographes du XXe siècle, je me suis rendue compte que le panthéon des photographes est essentiellement masculin, que les histoires de la photo ont été écrites et conduites par des hommes, sans le souci de positionner les femmes photographes. Cela m’a donné l’idée d’en faire un livre. J’ai alors demandé à la conservatrice au musée d’Orsay Marie Robert, dont j’ai adoré l’exposition Qui a peur des femmes photographes ? en 2015, de collaborer au projet. Elle a tout de suite dit oui. L’autre chance c’est que le projet, coûteux, a reçu une aide financière grâce à Sam Stourzé, des Rencontres d’Arles. Nous avons alors pu commencer.

 

Pourquoi faire appel à des autrices pour écrire sur les femmes photographes ?

L’idée première était d’avoir des personnes relais dans chaque pays, des spécialistes ayant déjà organisé une exposition, écrit leur thèse sur le sujet, œuvré pour la reconnaissance de femmes photographes. J’en avais repéré, et Marie, dont les recherches sont précisément centrées sur la question des femmes photographes, en avait repéré beaucoup de l’entre-deux guerres. Nous avons alors essayé de les conjuguer avec des autrices, en tentant d’équilibrer chaque pays par le nombre de photographes et leurs notices. Pour de nombreux pays, nous en avons recensé des dizaines, pour d’autres ce fut plus long.

 

Quelle période couvre votre ouvrage ?

Nous commençons avec les débuts de la photographie et nous arrêtons en 2000. Pour l’exposition Qui a peur des femmes photographes ? le volet XIXe siècle fut une révélation parce qu’on n’entendait pas parler de femmes photographes en France, ou très peu, or il y en a eu beaucoup, comme en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis, les pays que l’exposition circonscrivait. Cette question, on pouvait se la poser pour tous les pays, en Inde ou ailleurs, il fallait avoir les bons interlocuteurs là-bas.

 

Couvrir le monde entier, cela paraît impossible…

Je m’intéresse beaucoup à ce qui n’est pas très connu, à ce qui a été oublié. J’aime valoriser des fonds oubliés, rendre visible ce qui ne l’est plus. Là, ce qui a été extraordinaire c’est le travail en réseau. Dans certains pays, les autrices étaient connues, faciles à contacter. Dans d’autres, nous avons eu recours à des relais, conservateurs, photographes ou autres, pour être guidées vers elles. Pour le Brésil, par exemple, j’ai parlé du projet à Thyago Nogueira, spécialiste de Clàudia Andùjar exposée en janvier à la Fondation Cartier, et je lui ai demandé d’écrire sur une photographe qu’il ne connaissait pas, plus jeune, moins valorisée. Il a accepté, heureux de donner sa plume à sa collègue. Ensuite il nous a aidé à construire le réseau d’autrices au Brésil. L’idée était de valoriser à la fois les photographes et les autrices.

Il y a eu une période où nous manquions d’ingrédients pour couvrir le monde, équilibrer. Puis le déclic s’est produit, et à partir de là nous avons reçu jour et nuit, en raison du décalage horaire, des mails d’autrices faisant référence à une photographe. En outre, nous partagions l’actualité que ces personnes vivaient au même moment dans leur pays. C’était une vraie aventure, nous avons eu la chance de revisiter de nouveaux corpus, de nouveaux matériaux. Le réseau s’est déployé, nous aurions pu publier deux mille pages, mais il fallait nous restreindre à 600, ce qui est déjà un gros volume.

 

Dans quel contexte a été pensé cet ouvrage ?

Même si nous avons recherché l’équilibre, dans la longueur des notices, dans le nombre de photographes et autrices par pays, nous précisons en introduction du livre notre contexte, d’où nous venons. Nous ne voulions pas d’un regard occidentalo-centré, finalement on ne peut pas y échapper, on vient de là. J’ai travaillé plusieurs années en Amérique du nord, là-bas la question des femmes est beaucoup moins brûlante. D’autres pays se sont posé la question bien avant la France.

Nous avons demandé aux autrices de se sentir très libres dans leur écriture parce que nous voulions encourager une variété de regards, d’iconographes, d’historiennes, de photographes, de commissaires d’exposition, d’universitaires, de conservateurs de musées. La mixité nous a peut-être fait approcher quelque chose de sensible. Nous ne voulions pas imposer un format, parce qu’on ne fait pas de la recherche et on n’écrit pas de la même façon en Inde ou en Amérique latine. En Afrique, les autrices que nous avons contactées acceptaient d’écrire sur telle photographe décédée, mais pas avant d’avoir rencontré sa famille. Le temps pressait, mais c’était impensable autrement. En Inde il y avait un peu de ça aussi. En France, on peut écrire sur Cindy Sherman sans jamais l’avoir rencontrée.

 

Que révèle votre livre du sexisme dans l’art ?

Le sexisme existe socialement, et dans tous les champs de la société. Ce qui est vrai c’est que dans la photographie de nombreuses femmes ont souvent été effacées, et nombreuses sont celles dont les photographies ont été signées du nom de leur mari journaliste, comme il est raconté dans ce livre. Il me vient à l’esprit une phrase de Sofia Tolstoï, dont 250 clichés sont conservés au musée Léon Tolstoï, son mari : « Je tenterai d’être sincère et authentique jusqu’au bout. Toute vie est intéressante et la mienne attirera peut-être un jour l’attention. » Elle avait cette conscience qu’il faut du temps.

 

Vous avez le sentiment que votre livre répare quelque chose ?

En tout cas, c’est une proposition pour appeler à de l’attention. Si on ne fait pas attention, on reproduit les mêmes références. Notre livre a moins l’intention de parler de la technique de ces femmes que d’elles-mêmes inscrivant leur vie dans l’histoire plus globale. Il y a maintes anecdotes. Par exemple, nous avons appris la découverte de l’ouest américain au XIXe siècle avec tous ces hommes qui photographiaient le long des voies de chemin de fer, dans les missions géologiques. Or il y avait aussi des femmes, mais on n’en parle pas. L’une d’elles, Elisabeth W. Withington, faisait de ses jupes sombres une tente pour développer ses négatifs. C’est une toute autre histoire de la photographie.

 

Une histoire mondiale de la photographie, Textuel Éditions 2020.

 

Historienne de la photographie, commissaire d’exposition et correspondante française pour la collection Archive of Modern Conflict, Luce Lebart a été directrice de l’Institut canadien de la photographie de 2016 à 2018 après avoir dirigé les collections de la Société française de photographie de 2011 à 2016.

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