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Mohamed El Khatib : « Pour faire de la place aux nouvelles histoires il faut de nouveaux cadres. »

par Véronique Giraud
Mohamed El Khatib ©Yohanne Lamoulère.jpg
Mohamed El Khatib ©Yohanne Lamoulère.jpg
Arts vivants Interdisciplinaire Publié le 02/02/2023
Sociologue et homme de théâtre, Mohamed El Khatib a créé le premier centre d’art contemporain dans un Ehpad de Chambéry, il a installé un musée des objets personnels au sein de la Collection Lambert Avignon. Pour lui, la « salle de théâtre » est dépassée.

Votre parcours et très diversifié, votre travail aussi. Comment vous définissez-vous ?

J’essaye justement de ne pas me définir. Je résiste à me définir et à définir le travail que je fais, ce serait l’enfermer dans une case, ou dans une discipline. Dans mes études je suis allé à la fac le plus tard possible. J’ai fait une prépa littéraire parce que je voulais étudier l’histoire, la géographie, l’espagnol, la philo. J’ai toujours voulu un mélange de disciplines. Ensuite je suis rentré à l’IEP. Aujourd’hui encore, en fonction du projet que je développe, je ne sais jamais a priori ce que je vais faire. C’est en le faisant que je ressens la pertinence, de faire un film, une pièce de théâtre, une exposition… Ce sont les sujets qui déterminent la forme qu’ils prendront.

 

Les sujets que vous traitez viennent souvent de rencontres, d’accidents, d’événements.

C’est en effet le hasard des rencontres. Je ne réfléchis pas à un projet. Je suis confronté à une situation, une injustice, une rencontre amicale, quelque chose qui me touche, et je me dis qu’il faut le partager, le raconter. Par exemple, il n’y a pas très longtemps j’ai rencontré un vieux qui m’a parlé de sa vie amoureuse et j’ai découvert que ça me gênait. Pourquoi cette gêne ? D’où vient-elle ? J’essaye de comprendre. Je me rends compte que c’est un sujet tabou, un angle mort alors que c’est un sujet qu’on pourrait traiter. Ce sera ma prochaine création, La vie secrète des vieux, à la fois une pièce de théâtre et un documentaire.

 

Comment en êtes-vous arrivé à l’idée d’une création sur la sexualité des personnes âgées ?

J’ai commencé à interviewer des gens. Ces séquences sont toutes filmées et, en les regardant, je me suis dit qu’il y avait matière à faire un film. L’avantage du film c’est qu’il peut aller dans tous les foyers, alors que nous ne sommes qu’une petite poignée à aller au théâtre. La télévision reste plus accessible, surtout sur de tels sujets de société. Elle a une audience plus large.

 

De quelle rencontre, de quel incident est venue l’idée d’introduire un centre contemporain dans un Ehpad ?

Je m’intéressais justement à la vie amoureuse et sexuelle des vieilles personnes et, alors que je travaillais à Chambéry, on m’a conseillé d’aller dans l’Ehpad de la ville où je pourrais rencontrer sa directrice et les résidents. C’est ce que j’ai fait et, au moment de partir, la directrice m’a dit : « c’est toujours pareil avec vous les artistes, vous venez, vous faites votre truc et après il ne se passe plus rien ». On s’est alors demandé comment inscrire notre projet artistique dans la durée, comment dans cet Ehpad on pourrait rendre quotidien notre rapport à l’art. C’est comme ça qu’est venue l’idée d’un centre d’art. L’avantage c’est que ça oblige les artistes à venir travailler et créer sur place. Il est ouvert depuis deux ans, il a été inauguré le 24 juin 2022.

 

Quel a été le processus ?

Un catalogue vient de sortir qui raconte cette aventure. Il s'intitule Les blés d’or (Éditions Xavier Barral), du nom de l’Ehpad de Chambéry. On y raconte tout le processus, la rencontre avec la directrice, les enjeux quand on demande à des artistes de venir créer des œuvres in situ dans un Ehpad, l'accueil des habitants, comment on évolue dans un lieu qui n’est pas chez nous et qui n’est pas destiné à accueillir de l’art, où des aides-soignantes travaillent à flux tendu.

 

L’expérience est autant sociale que culturelle et artistique…

Elle croise tous les problèmes de la société. C’était au moment du Covid, qui a mis en lumière l’état catastrophique des Ehpad, l’incapacité de la société à gérer nos vieilles et nos vieux.

 

Comment se noue le lien avec les résidents ? La curiosité est toujours vive ?

La réalité c’est le turn-over, les gens y meurent. Donc d’une fois sur l’autre ce ne sont pas les mêmes personnes. C’est la fragilité intrinsèque au lieu. Après il y a toujours un désir parce que de nouveaux artistes arrivent pour créer des œuvres, il y a des personnes qui viennent de l’extérieur pour visiter les résidents ou le centre d’art. Les œuvres sont créées dans les parties communes, les visites sont ouvertes gratuitement à tous les publics du lundi au vendredi, un audioguide est proposé et des visites guidées sont organisées le 1er mercredi du mois en s’inscrivant sur le site lbo-art.fr. L’idée est d’aller à l’Ehpad comme on va au musée.

 

Comment ça se passe pour les artistes ?

Avec Valérie Mréjen, la directrice de l’Ehpad, nous assurons le commissariat artistique. En fonction du contexte et des besoins du lieu, nous choisissons plutôt un peintre, un sculpteur, un photographe, un comédien…  L’idée est de faire pour et avec les résidents.

 

Vous venez régulièrement à Marseille, au Mucem, qu’y faites-vous ?

J’essaye de travailler avec toutes les personnes qui sont dans le musée, parmi elles les gardiens avec qui on envisage une adaptation du spectacle Gardien Party. Avec les chercheurs, je travaille à la collecte d’enquêtes. Je prépare aussi une exposition qui va s’appeler Renault 12. C’est une contribution : j’interroge les Marseillais qui allaient au Maghreb en voiture, leurs récits de voyages des années 80-90, considérant que c’est aussi la mémoire de la Méditerranée. J’essaye de récupérer tous les objets qui étaient liés à ces voyages pour en faire don au musée, grigris accrochés dans les voitures, porte-bonheurs… pour construire une histoire populaire de l’art. L'installation est composée d’une dizaine de véhicules qui seront habités par les récits de voyages, les images, les films. Les voitures seront dans le Mucem et sur l’Esplanade de la Place d’Armes, de septembre à novembre 2023.

 

À Avignon, la Collection Lambert a accueilli tout l’été 2022 Notre musée. Présentez-nous ce projet.

A la demande de la Fondation Abbé Pierre, on réfléchissait sur l’attachement des gens à leurs objets personnels, au lien qu’ils entretiennent avec ces objets. J’ai beaucoup aimé ce sujet parce qu’il est universel, commun. Qui que vous soyez socialement vous avez la même fragilité, le même lien avec des petits bibelots parce qu’ils ont appartenu à vos parents, une photo, un petit souvenir. Il y a quelque chose de la fragilité qui est très partagé, qui peut créer un rapport d’égalité. C’est pareil devant la mort, ou lors d’une rupture amoureuse. J’aime les sujets qui touchent tout le monde. On travaillait avec les accueils de jour, à Gagny notamment, avec les gens de passage. On les prenait en photo avec leur objet et on leur demandait de nous confier l’histoire qui les reliait à l’objet.

 

Qu’avez-vous fait de ces portraits et de ces récits ?

On en a d’abord fait un recueil, un petit catalogue. Dans un second temps, alors qu’on se demandait ce qu’on pouvait faire au festival C’est pas du luxe, qui a lieu tous les deux ans en septembre à qu'il y avait l’envie commune de travailler avec la Collection Lambert, on a imaginé mener plus loin l’expérience en invitant une vingtaine de personnes du réseau Abbé Pierre à construire ensemble une exposition dans le musée, où on traiterait indifféremment les objets personnels et les œuvres d’art de la collection. Les gens ont été associés à la totalité de la conception de l’exposition, depuis le choix des objets, le choix de la mise en scène, la scénographie, tout a été partagé. C’est assez rare.

 

Partager c’est toujours plus compliqué…

Oui et c’est plus dur techniquement pour un musée et c’est beaucoup d’incertitudes. Beaucoup de choses ont été décidées au dernier moment, mais les équipes de la Collection Lambert ont été très à l’écoute, et ont réussi à s’adapter au projet alors qu’il ne rentre pas dans les cases traditionnelles.

 

Ce projet d’exposition Notre musée, vous allez le refaire ailleurs ?

Il faut à chaque fois réinventer quelque chose, sinon ça deviendrait un dispositif interchangeable, il suffirait de remplacer les gens. Notre musée a eu du sens parce que c’était ces gens-là, ce musée-là. Si on me propose de le faire ailleurs, je dirais non. Il faut inventer autre chose en fonction des gens qui y participent. C’est pour moi une autre politique de l’attention. Habituellement on ne fait pas attention à ces personnes, elles sont très éloignées des cercles culturels.

 

Par contre vous avez le projet de créer un autre centre d’art dans un Ehpad à Avignon ?

Tout à fait. Nous sommes en train de chercher à développer une autre expérimentation dans un autre Ehpad, à la fois avec la Collection Lambert d’Avignon et avec le Festival d’Avignon (avec le soutien de la Ville), pour donner un écho plus large à cette expérience. Pour faire la preuve que ça fonctionne et que ça peut devenir un modèle. Se dire désormais qu’un Ehpad peut être un lieu de vie et de création.

 

Au théâtre vous cherchez la proximité plus que le rapport frontal, quel est votre rapport au théâtre ? Vous avez le besoin de dire les choses, pourquoi un tel postulat ?

Si ça ne tenait qu’à moi, je jouerais un peu partout, en dehors des théâtres. J’essaierais de trouver des situations d’écoute inédites, de jouer dans des lieux qui ne sont pas censés accueillir du théâtre. Par exemple faire une pièce dans la cour de l’Ehpad reste une expérience particulière. Je viens de jouer Finir en beauté, un spectacle qui m’avait été inspiré par la maladie puis la mort de ma mère, dans une médiathèque. Ce n’est pas original mais je touche un autre public et je sens qu’il y a une autre disponibilité, une autre écoute. Nous venons de jouer Gardien Party dans des musées, là aussi ça déplace le rapport. Avec l’historien Patrick Boucheron, le dispositif construit pour notre pièce Boule à neige on peut le poser un peu partout. Ce soir, nous le poserons dans un hangar de Villeneuve d’Asq. Expérimenter toutes ces situations d’écoute qui sont complémentaires au théâtre me va bien. Je ne crois plus à la salle dédiée, c’est moins opérant aujourd’hui. Si on veut faire de la place aux nouvelles histoires il faut aussi de nouveaux dispositifs et de nouveaux cadres.

 

Vous trouvez que le théâtre ne se renouvelle pas assez ?

Oui, y compris les bâtiments. Des théâtres ont fermé pendant un mois ou deux à cause des factures d’énergie, je pense que l’époque n’est plus aux théâtres de 800, 1 000 places. Il faut trouver des échelles un peu plus humaines, et des formats plus petits qui sont par ailleurs écologiquement plus responsables.

 

Peut-être aussi que les récits que vous mettez en scène sont très intimes et nécessitent une écoute attentive…

Tout à fait. Je défends cette parole intime, avec ses contextes de proximité, un théâtre qui soit plus proche des gens. Je n’ai pas d’inquiétude pour les grands spectacles, ils existeront toujours. Il faut laisser la place à d’autres expérimentations.

 

 

BIO

L’itinéraire de Mohamed El Khatib a traversé la sociologie, la géographie, la critique de théâtre, le reportage. Reconnu pour ses réalisations de films documentaires et son travail de dramaturge et metteur en scène au théâtre. Il a fondé en 2008 la compagnie Zirlib autour d’un postulat : l’esthétique n’est pas dépourvue de sens politique. La rencontre est au point de départ de chaque création. Rencontre avec une femme de ménage, un éleveur de moutons, des sages-femmes, un marin. C’est à partir de ces rencontres que s’inventent des fresques intimes ou spectaculaires.

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