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Plurielle, singulière, insolite Céramique.s dans l’œil de Hey!

par Véronique Giraud
L'artiste américain Ehren Tool ©RivaudNAJA
L'artiste américain Ehren Tool ©RivaudNAJA
Arts visuels Arts plastiques Publié le 25/09/2023
La Halle Saint Pierre accueille la 7e exposition de Hey ! modern art & pop culture. Sa commissaire, Anne Richard, a cette fois réuni une trentaine d’artistes du monde entier qui ont en commun d’utiliser la technique de la céramique et, pour la plupart, de n’avoir jamais été exposés en France. Émerveillement, inattendu, insolite, sont les moteurs de Céramique.s

Depuis toujours, son seul regard guide Anne Richard dans ses choix et sa nécessité d’en savoir plus d'un créateur, et le faire découvrir in fine. Elle-même se définit comme « une observatrice », « une obsessionnelle ». Les artistes qu’elle se cesse de dénicher et qu'elle défend ne sont pas ceux que les galeries et autres salons exposent. Son regard absorbe l’artiste dans sa globalité, l’artiste qui tout entier se fond dans son processus créatif et qu'elle estime trop peu connu du public. Si elle a fondé le concept HEY ! modern art & pop culture, c’est précisément pour contribuer « à la déconstruction d’une hiérarchie classique des arts ».

Tout a commencé par la création de la revue Hey ! dont le premier numéro est sorti en 2010. « En treize ans de la courte vie de Hey ! je n’ai jamais fait de distinction entre les médiums affirme l’éditrice et commissaire. La vocation et la décision que j’ai à travers les arts c’est de défendre leur cœur. »

 

À la Halle Saint Pierre, en ce mois de septembre 2023, Anne Richard nous fait rencontrer Ehren Tool, un colosse aux yeux bleus emplis de tendresse. Cet ancien marine américain a connu les horreurs de la guerre, en particulier celle du Golfe en 1989 dont il est revenu traumatisé. Il dit avoir trouvé une rédemption avec la céramique, qu’il pratique depuis 2011 avec la volonté de dénoncer les valeurs destructrices de la guerre. Son installation sous la verrière est la représentation des bombes larguées en pays ennemi quand il était en service. Elle est composée de plusieurs dizaines de petits vases qui diffusent en relief des descriptions de guerre, des messages aussi comme Necrocapitalism. Les têtes de mort et les bombes sont des motifs récurrents, comme les scènes de peur et de tuerie. L’ensemble surplombe la photo aérienne d’une ville dont une grande partie est circonscrite par des pointillés verts symbolisant, comme le précise l'artiste, l’impact d’une seule bombe. Silence. On ne le quitte pas sans qu’il nous serre dans ses bras. L’émotion est à son comble, et quand de nouveau notre regard se pose sur ses céramiques on a le cœur lourd et la sensation d’avoir partagé une chose puissante avec ce qui était il y a quelques instants inconnu.

Il y a aussi l’américain Joseph Kurhajec, qui fabrique des animaux étranges, comme momifiés, guerriers aux matériaux hybrides qu’il décrit comme ses protecteurs. Entouré de ces animaux, il présente une de ses dernières créations : un immense œuf en céramique, gardé par trois petits chiens noirs exhibant des dents féroces et aux yeux quelque peu hagards. Comme une vision singulière et synthétique d’un futur à sauvegarder.

 

La « jolie céramique », comme la décrit Anne Richard, est représentée par les œuvres d’artistes de renom, à l’instar de Chris Anteman, Mara Superior, Crystal Morey, Yurim Gough ou encore Kirsten Stingle. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, si ces artistes se sont emparé de la longue tradition de la céramique, ses techniques et ses formes les plus sophistiquées, des détails insolites, une grande contemporanéité de la représentation, un engagement explicite, voire une audace subversive, viennent contredire l'acception de beauté. L’audace et l’émotion l’emportent souvent car tous ces artistes font parler leurs œuvres, les humanisent.

Les baisers du trio amoureux des biscuits de Chris Anteman, les plats en haut-relief de Mara Superior aux messages politiques. Les êtres délicats et diaphanes de Crystal Morey empruntent à l’homme, à l’animal, au végétal pour composer une vision universaliste du vivant. Les « bols » de la Sud Coréenne Yurim Gough combinent divers médiums pour donner une nouvelle représentation de la communauté gender fluid. Quant aux figures féminines de l’américaine Kirsten Stingle, dont les beaux visages sont créés sans l’aide d’un moule, elles sont toujours associées à des objets qui ébranlent l’idée d’un canon de beauté qui attire au premier regard. Conçu entièrement en céramique, un buste féminin est juché sur ce qui ressemble… à un gros obus. Mais, agrémenté d'une corne défense, il évoque aussi la figure du narval. En une seule pièce, Kirsten associe ainsi le vivant et la mort, avec aux commandes une ravissante créature dont les attributs guerriers sont trois bobines de fils. Cette "bombe", c'est le titre de la sculpture, tient autant du fantastique que du féminisme et de la nature. Le traitement velouté de la matière céramique confère à l’ensemble une étrange séduction. Les trois têtes féminines réalisés spécialement pour cette exposition sont dans cette mouvance : alors que leurs beaux visages poudrés évoquent une esthétique du XVIIIe siècle, leur chevelure composée de souches de champignons, de coquillages, de perles de verre, hérissée d’aiguilles de tapisserie pour une, la bouche emplie de cocons de soie pour une autre, nourrit l'étrange et associe le complexe à ce qui pourrait se résumer à la seule beauté féminine.

 

Ils n’ont pas vu cet art ailleurs. « Les œuvres présentées, souvent surréalistes ou narratives, influencées par la culture populaire, expriment une volonté de s'émanciper de toutes les normes et conventions dominantes pour faire évoluer la céramique hors de ses frontières traditionnelles ». Autant de pas de côté qui ouvrent de nouvelles voies à l’expression céramique et à des modes de représentation qui réveillent curiosité et plaisir. La charge des œuvres, à la fois technique et subversive, porte en elle toutes les complexités de l’intime. "À chaque fois les gens sont tellement étonnés de voir que cet art existe. Ils ne l’ont pas vu ailleurs. Or c’est quelque chose que j’ai toujours connu, qui m’obsède depuis l’adolescence." confie Anne Richard. "C’est difficile à faire passer en France où on a un détachement très académique, c’est plus facile chez les Anglo-Saxons".

On comprend qu'elle soit régulièrement accueillie à la Halle Saint-Pierre, temple parisien de l'art brut et des créations singulières. La rencontre avec Martine Lusardy s'est faite alors qu'Anne Richard était journaliste. " J’ai écrit le premier article sur la Halle Saint Pierre. J’étais très jeune, mais je connaissais bien l’art brut poursuit-elle. Ensuite, quand j’ai préparé le numéro un de la revue Hey ! il y avait deux personnes dont je voulais l’avis, c’était Jean-François Bizot, que j’ai connu en travaillant pour la revue Actuel, et Martine Lusardy, qui m’a dit banco et ça a été le début d’une grande histoire d’amour."

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