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Sophie Nagiscade : « La manière dont on montre et dit les choses, c’est important »

par Véronique Giraud
"La porte de Birkenau", œuvre vidéo de Natacha Nisic est l'une des pièces de l'exposition "Regard d'artistes. Œuvres contemporaines sur la Shoah", proposée par Sophie Nagiscarade, responsable des activités culturelles au Mémorial de la Shoah. ©Giraud/NAJA
Arts visuels Arts vidéo Publié le 13/12/2018
Au Mémorial de la Shoah, lieu de transmission, l’art contemporain a déjà fait de belles incursions. En 2018, il s'affiche en tant que tel avec "Regards d’artistes, œuvres contemporaines sur la Shoah". Sophie Nagiscarde, commissaire de cette exposition, explique comment s'est construit un événement qui interroge tous les publics curieux d’art et d’histoire.

Comment êtes-vous devenue responsable des activités culturelles au Mémorial de la Shoah ?

J’ai été engagée ici parce que j’avais l’expérience de la création contemporaine, aussi bien dans les arts que dans le graphisme. Quand j’ai postulé, mon propos était que l’histoire s’inscrive dans la contemporanéité, parce que la manière dont on montre les choses, dont on dit les choses, c’est très important. En 2005, j’ai travaillé avec Esther Shalev-Gerz pour la production de sa pièce Entre l’écoute et la parole pour le 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz. C’était aussi le moment où a été rouvert le mémorial, avec, dans l’exposition permanente, deux pièces de Natacha Nisic, La porte de Birkenau et Le mémorial des enfants.

 

Qu'est-ce qui a conduit l'organisation de cette exposition qui place, au sein du mémorial, l’artiste contemporain face à la Shoah ?

Quand la mairie de Paris nous a demandé en 2005 d’organiser l’exposition Derniers témoins, le mémorial et la mairie ont mis en route une campagne de recueil de témoignages. Environ 65 témoins de Paris et de la région parisienne, survivants d’Auschwitz, s’étaient enregistrés. Il s’agissait de mettre en scène cette exposition. J’ai trouvé plus intéressant de confier cette tâche à une artiste. Un appel d’offres a été lancé. J’ai sollicité Esther Shalev-Gerz, que je connaissais pour avoir mené déjà des campagnes de témoignages dans des villes, dans des quartiers, et avait travaillé sur la manière de les présenter. On a fait cette très belle exposition à la mairie de Paris. Il y avait mille personnes par jour, c’était incroyable. Pour venir écouter 65 témoignages qui durent de 2 heures à 9 heures.

 

Il s’agit d’écoute, où se place l’art contemporain ?

L’art contemporain dit tous les médias, il a beaucoup puisé dans le graphisme, il va puiser dans le design, dans le cinéma, dans tout. Pourquoi n’irait-il pas puiser dans l’histoire ? Jusqu’au XIXe siècle, l’histoire de l’art ce n’est que de l’histoire, l’art est commandé par les puissants. Avec l’abstraction, puis Duchamp, on sort de l’histoire. Dans cette exposition, on n’est pas vraiment dans l’histoire. Je trouve que les artistes amènent une manière de s’interroger, de voir l’événement, ici la Shoah, à travers ce que chacun de nous peut en voir.

 

Et amener à voir…

Si vous prenez la pièce de Natacha Nisic, effectivement il faut se déplacer jusqu’à Auschwitz. Alors qu’elle était là-bas pour filmer La porte de Birkenau, elle a voulu photographier des animaux le matin, sachant que dans le camp il n’y avait plus aucun animal. Aujourd’hui, la nature a repris ses droits, les fleurs poussent et il y a des animaux. Elle a photographié un crapaud au bord d’un bassin et, au développement, une forme apparaît qui ressemble à un crâne humain. C’est L’effroi. Cette forme, est-ce un fantasme ? Est-ce la puissance de ce qui s’est passé à cet endroit, la mort ? Sur la photo on voit bien la tête de mort, ce n’est pas un fantasme, rien n’est retouché.

Également la pièce Nuremberg 87 de Sylvie Blocher avec la lecture de prénoms de victimes afin que chacun puisse, à travers les prénoms, s’identifier à ces victimes. Là il s’agit de victimes du nazisme, mais ça pourrait être des victimes d’autres crimes de masse, d’autres génocides. Il y a la puissance évocatrice du stade de Nuremberg à l’abandon, alors qu’il a été le lieu de gloire d'Hitler et du nazisme, mis en scène par Leni Liefenstahl. Là le stade est mis en scène dans sa pauvreté, à un moment où il est question d’en faire un parc d’attraction.

 

L’idée de l’art contemporain est donc que les gens s’approprient, se sentent directement concernés par une histoire qui leur paraît lointaine ?

Oui, c’est aussi une manière de regarder ce qui nous entoure. Quelqu’un comme George Didi Huberman, c’est un grand historien de l’art, et c’est avant tout un super observateur, il sait regarder au-delà de bien des gens. Beaucoup d’artistes sont comme ça. Ils savent regarder, avec une attention très particulière. Je pense que le regard des artistes peut amener les gens à se dire : moi aussi je pourrais regarder ce qui m’entoure autrement et lire au-delà de ce que je vois. Cela, les historiens, les réalisateurs le proposent, l’art le propose aussi.

 

C’est cette autre manière de regarder que vous défendez au sein du mémorial ?

Oui, je la défends. Jusqu’à présent, quand nous faisons des expositions historiques, ou dans notre exposition permanente, on ne met jamais l’accent sur les choses les plus dramatiques, on n’essaye pas d’accentuer le pathos. Là, pour une fois, on fait aussi appel à l’émotion. Et l’émotion est très forte devant certaines pièces, quasi toutes. Mais on ne montre pas des gens décharnés pour faire mal, on ressent une émotion sincère, qui vient aussi de notre réflexion vis-à-vis de ce qu’on regarde, de la beauté aussi qui est montrée. Comme dans la pièce d’Esther Shalev-Gerz, où on voit les différents visages qui cherchent, qui reviennent mentalement dans le camp d’Auschwitz pour se rappeler ce qu’ils y ont vécu et le raconter. Il y a une beauté de ces visages, de ces regards, de ces lèvres, de ces mains, il y a la beauté et le calme de la photographie de Natacha Visic, il y a la beauté de la voix d’Angela Winkler qui énonce les prénoms dans le stade de Nuremberg, il y a dans l’œuvre d'Arnaud Cohen Dansez sur moi la beauté de la vie qui l’emporte sur un lieu dont on apprend ce qu’il a été. Cela rejoint la pièce de Simon Delage, où on voit Simpon Srebnik marcher avec Lanzman sur la route sur laquelle les camions à gaz roulaient pour éliminer par les gaz les gens du camp de Chetmno, aujourd’hui personne ne vous le dit, rien ne matérialise ce passé. Mais Srebnik y était, lui il le sait.

Nous avons fait beaucoup de séances de cinéma, nous avons travaillé avec beaucoup de choses, il était peut-être temps de proposer cela. Nous verrons si cette proposition intéresse nos visiteurs.

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