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Wallender, ne t’en va pas !

par Jacques Moulins
Dernier opus des enquêtes du commissaire Wallander, La faille souterraine nous informe sur sa jeunesse. DR
Dernier opus des enquêtes du commissaire Wallander, La faille souterraine nous informe sur sa jeunesse. DR
Publié le 28/05/2015
Comme tous les héros de romans policiers, Kurt Wallander est surgi de nulle part. Après l'avoir abandonné à un Alzheimer galopant, l'écrivain suédois Henning Mankell lui donne un passé et confirme la haute teneur de son écriture.

On savait beaucoup de choses sur la vie privée du commissaire Kurt Wallender. Son divorce et les conflits persistants avec son ancienne femme. Ses relations difficiles avec ses enfants. L'étrange rapport à un père lui-même très étrange. Lors des derniers ouvrages de Henning Mankell, Wallander s'était progressivement effacé, quittant la page au fur et à mesure que la maladie d'Alzheimer effaçait sa mémoire. Triste fin pour un si fin limier. Mais l'histoire n'était pas vraiment finie. On ne savait pas tout.

En publiant en 2012, La faille souterraine et autres enquêtes, l'écrivain suédois regroupait diverses nouvelles qui éclairent sur la jeunesse de Wallender. Pas comme le ferait un magazine people à la recherche de renseignements croustillants ou de quelque fait inconnu permettant la rapide analyse d'un traumatisme qui expliquerait simplement tout. Beaucoup mieux que cela. Mankell révèle en fait son analyse de la genèse de l'œuvre dans une préface courte mais efficace. Le roman de l'inquiétude suédoise. Tout est dit dans cette expression. Mankell précise " Ce n'est qu'après avoir écrit le dernier livre de la série Kurt Wallander que j'ai compris quel sous-titre je cherchais depuis le début sans jamais le trouver. Ce devait être naturellement : "le roman de l'inquiétude suédoise".

Ce n'est pas la Comédie humaine. On y trouve moins de prétention à cette universalité de l'homme qui travaillait alors les intellectuels français dont Balzac, ne lui en déplaise, fut des plus novateurs. Ce n'est plus non plus une de ces sagas familiales qui, des Rougon-Macquart aux Forsythe, écrive le tournant d'une époque. C'est pourtant bien des deux dont il est question. De l'universalité et du tournant d'une époque. Cela explique peut-être l'avidité avec laquelle on lit les romans de Mankell, le plaisir qu'on y a à y retourner, en pensée ou en lecture, alors que la plupart des polars sont sitôt lus, sitôt oubliés.

En lisant attentivement ces nouvelles, on comprend pourquoi Mankell a bien fait de les relire et de les publier. D'abord parce cette "inquiétude suédoise" est évoquée à plusieurs reprises par les policiers. "Peut-être certains se sentent-ils si impuissants aujourd'hui qu'ils refusent de participer à ce que nous appelons le débat démocratique" s'interroge son collègue Rydberg. "Tu as sûrement raison, lui répond-t-il. Si c'est ça, c'est que la Suède va mal". L'inquiétude, à partir de la violence, de la folie, de l'incohérence des crimes que le commissaire découvre, ou parfois simplement en observant la vie de ses proches, de sa famille, traverse toute la série des Wallander, mais aussi, parfois en contrepoint, les romans qui se passent en Afrique, le second continent de résidence de l'auteur.

Cette inquiétude, il fallait un policier pour la porter. C'est ce qui fait sans doute la différence avec de nombreux polars. Il ne résout pas une énigme, il pose des questions sur ce vaste monde qui le dépasse. Plus exactement, sur ce monde qui a si rapidement et si violemment changé après ce que nous appelons les Trente glorieuses. La Suède resta neutre durant la guerre, la société se rebâtit non sans mal et contradictions, mais dans une courbe fortement ascendante de l'économie, des revenus, du confort familial et des "participations au débat démocratique". Mais, dès les années 80, la crise du pétrole, le début d'une mondialisation qui aiguise nombre de voracités, notamment financières, et une grave crise bancaire, vont mettre à mal cette ascension tranquille. D'autant que la Suède s'est dotée d'un des régimes politiques les plus sociaux, les plus égalitaires entre citoyens, entre sexes, entre générations, que le monde connaisse. La corruption y est des plus faibles et les politiques ignorent ici les fastes dont ils raffolent ailleurs, notamment en France. Avec la croissance, s'est instauré autour de deux sociaux-démocrates qui gouvernent  sans interruption jusqu'en 1976, Tage Erlander puis Olof Palme, le modèle de l'État Providence. Et une harmonie entre citoyens dont Wallander ressent les premières félures.

Henning Mankell dit n'avoir compris qu'une fois Wallander effacé du tableau. "Pourtant tous ces livres avaient été autant de variations sur ce thème unique : qu'est devenu l'État de droit suédois au cours des année 90 ?" Et la question lancinante qui va avec : "La démocratie a-t-elle un prix qui sera un jour jugé trop élevé pour qu'il vaille la peine de la payer ?" Question qui traverse aujourd'hui tous les États européens confrontés aux crises et aux conflits armés. Question qui trouve maintenant réponse déroutante dans les urnes, à chaque élection. Dans les livres de Mankell, on ne trouvera bien sûr pas de réponse. L'État de droit triomphe toujours, Wallender le respecte méthodiquement et bien plus que les contraintes administratives, mais le prix est de plus en plus élevé.

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