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Welfare, le réel comme dramaturgie

par Véronique Giraud
WELFARE, d'après Frederick Wiseman et dans la mise en scène de Julie Deliquet dans la cour d'honneur du Palais des Papes à Avignon. Le spectacle a ouvert la 77e édition du Festival d'Avignon. © Christophe Raynaud de Lage
WELFARE, d'après Frederick Wiseman et dans la mise en scène de Julie Deliquet dans la cour d'honneur du Palais des Papes à Avignon. Le spectacle a ouvert la 77e édition du Festival d'Avignon. © Christophe Raynaud de Lage
Arts vivants Théâtre Publié le 11/07/2023
La 77e édition du Festival d'Avignon donne rendez-vous avec le quotidien d'un centre social d'urgence new-yorkais que Frederik Wiseman a filmé en 1972. Cinquante ans plus tard, Julie Deliquet relève le défi d'adapter l'intimité des scènes du documentaire à l'immensité de la cour d'honneur du Palais des Papes. Offrant une dimension inédite à la parole d'exclus et de précaires.

Un réalisateur américain de 93 ans demande à une metteure en scène française de cinquante ans plus jeune que lui d’adapter en 2023 son documentaire tourné en 1972 dans un centre social d’urgence de New-York. En disant oui à Frederik Wiseman, après plusieurs mois de réticence, Julie Deliquet savait quels défis l’attendaient. Elle avait déjà adapté plusieurs scénarios, de Depleschin, d'Ingmar Bergman, de Fassbinder, mais un documentaire n’est pas une fiction. Conserver les paroles, redisposer l’espace, dramatiser le matériau de départ est un travail pour, au final, donner au Festival d’Avignon l’énergie du débat. L’entreprise, déjà périlleuse, a été amplifiée par la décision de Tiago Rodrigues de programmer Welfare en ouverture de cette 77e édition dans la Cour d’honneur qui ne supporte que l’excellence. Il n’est pas de hasard. Cette conjonction de vues devait faire acte et poser la question du théâtre d’aujourd’hui.

 

Les paroles d’exclus, un matériau pur. Échanges au plus près entre bureaucrates, soucieux du bon usage de l’argent public, et précaires dans l’urgence de la survie : avec son documentaire en noir et blanc et ses visages en gros plan, Wiseman fait un choix esthétique fort sur un matériau brut inaltérable, trop fort pour être altéré : le visage et la parole d'exclus du système. C’est ce qui a saisi Julie Deliquet en regardant Welfare pour la première fois : « voir des gens raconter, faire du théâtre pour sauver leur vie ». La metteure en scène les a trouvés « hors norme »,  marginaux « ils ont une audace, une fantaisie, une violence, un humour sidérants. » Finalement décidée à adapter le documentaire au théâtre, elle concède : « C’est difficile ce qu’on a à jouer, mais c’est tellement difficile ce qui arrive à ces gens que cette difficulté est pour moi un moteur. »

Le parti pris du texte est donc de réunir sur quelques personnages, le couple de toxicomanes, l’ancien combattant, la mère isolée, la femme sortant de l’hôpital sans ressource et sans appui… les deux heures vingt de paroles du film. Avec la difficulté d’être dans un autre pays, et à un demi-siècle d’écart. L’écho critique et public du documentaire dans les années 70 aux États-Unis avait la puissance de la révélation auprès d’Américains qui n’imaginaient pas possible une telle misère. Depuis cinquante ans, faits divers, études sociologiques, témoignages, reportages et documentaires ont largement informé. Il n’en reste pas moins que la parole de ces personnes qui, pour maintes raisons, multiplient les handicaps de santé psychique et physiologique et de précarités familiale, sociale et économique, met à mal l’organisation sociale. En fait, peu de choses ont changé.

 

Un gymnase pour situations d’urgence. Comment inscrire un tel spectacle dans la Cour d’honneur ? Jugeant les témoignages assez forts, la metteure en scène avoue avoir travaillé sur l’adaptation théâtrale des images du cinéaste : « Je savais qu’à partir du moment où Wiseman filmait de près, avec des portraits très zoomés, ce collectif qu’on n’entend qu’à l’oreille, qui est invisible, allait donner corps à ma création. Il fallait que je dézoome, que j’agrandisse ». Les bureaux du centre social de New-York ne pouvaient convenir. Comme le font nombre de municipalités en cas de catastrophe, Julie Deliquet a préféré ouvrir un gymnase pour ce centre social qui traite en urgence les cas d’avant les fêtes de fin d’année.

Dans ce cadre coloré, les personnages évoluent dans un espace qui rend chaque confrontation distendue, parlent fort pour exposer leurs situations. Ancien prisonnier en liberté conditionnelle dont le logement a brûlé, junkie dont le mari a disparu, mère de famille sans pension depuis que le père de ses nombreux enfants est à l’hôpital… Dans chaque cas, comme souvent quand il s’agit d’aide sociale, un élément de la vie fait que ces demandeurs ne rentrent pas dans les cases. D’où la contradiction qui naît entre le service social et l’urgence humanitaire, entre les cas de démunis réduits à un état victimaire et le corps formé par quatre membres de l’administration sociale, incarnant différentes sensibilités du rapport à l’État qu’ils représentent. Entre l’individu quémandant ses droits et la toute puissance de l’administration. « Je sais que l’humain va paraître petit. En revanche ce qu’ils disent est à hauteur d’hommes et de femmes. Ils requestionnent nos démocraties, notre ère néolibérale, je n’allais pas les mettre dans la dimension naturaliste d’un centre social. »

 

Le réel fait-il théâtre ? Nombre de spectateurs qui ont quitté la pièce avant la fin ont pu être déçus de cette façon de coller à une réalité qu’ils fréquentent, à l’instar de cette travailleuse sociale qui nous a déclaré : « C’est mon travail de tous les jours, je ne viens pas au théâtre pour voir ça ». De fait, restituer fidèlement des témoignages semble affaiblir la dramaturgie d’ensemble qui ne retrouve que rarement ses accents. Comme dans cette scène forte où une fille furieuse (Nama Keïta) dont la mère (Evelyne Didi) se retrouve enfermée dans une situation kafkaïenne, s’arroge le droit à la colère qu’elle dénie à l’assistante sociale lui demandant de se calmer. Ou encore, respectant le choix de Wiseman, lorsque, à la fin de la pièce, un ancien cadre réduit à la misère par sept mois d’hôpital s’abime dans des considérations sur l’homme et sa destinée.

Ce personnage est admirablement servi par le jeu subtil de Zachariya Gouram. S’il ne fallait applaudir que pour une chose, ce serait pour ce jeu magnifique des acteurs. Marie Payen nous abime dans le gouffre de douleurs de son personnage de femme psychotique confrontée à la violence sourde de l’administration. Salif Cissé, le sergent de police qui, tout en représentant l’ordre, refuse de se mettre du côté des travailleurs sociaux et déploie un dialogue impressionnant avec un ancien combattant résolument raciste (Vincent Garanger). Mexaniou Medenou, qui interprète un criminel à peine sorti de prison et soucieux de son chien que son premier salaire lui a permis d’acheter. La dramaturgie est là, dans chacun des personnages qui composent la pièce et lui donnent, malgré eux, unité.

 

Welfare, mise en scène de Julie Deliquet. D’après le film documentaire (1973) de Frederick Wiseman. Traduction : Marie-Pierre Duhamel Muller. Version scénique : Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos. Avec Julie André, Astrid Bayiha, Eric Charon, Salif Cissé,
 Aleksandra de Cizancourt, Evelyne Didi, Olivier Faliez, Vincent Garanger, Zakariya Gouram, Nama Keita, Mexianu Medenou, Marie Payen, Agnes Ramy, David Seigneur et Thibault Perriard (musicien).

Du 5 au 14 juillet 2023, 22h à la Cour d’honneur du Palais des papes.

En tournée :
Du 27 septembre au 15 octobre 2023 au Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis.

En 2024 : du 15 au 19 janvier  au Théâtre Dijon Bourgogne CDN; du 24 janvier au 3 février aux Célestins – Théâtre de Lyon ; les 15 et 16 février au Quartz Scène nationale de Brest ; les 20 et 21 février au Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc ; du 6 au 9 mars à la Comédie de Genève ; du 13 au 15 mars à la Comédie de Reims CDN ; les 20 et 21 mars au Théâtre de l’Union, CDN de Limoges ; les 26 et 27 mars à La Coursive Scène nationale de La Rochelle ; les 4 et 5 avril à L’Archipel Scène nationale de Perpignan ; les 10 et 11 avril  à la Comédie de Saint-Étienne CDN : du 17 au 19 avril au Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France ; du 3 au 5 mai à la Grande halle de La Villette (Paris).

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