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Mot de passe oublié ?Qui aurait pensé, il y a quelques décennies seulement, que l’Opéra-Comique, haut-lieu de la culture bourgeoise parisienne, se transformerait en lieu de créations recherché du XXIe siècle ? C’est pourtant bien ce qui se passe. En faisant le choix de livrer à la création contemporaine les œuvres du répertoire de cette maison unique, le directeur Olivier Mantei, après la renaissance lancée par Jérôme Deschamps, a gagné un pari fou. Car ces œuvres « bourgeoises » comptaient deux dimensions à valoriser, leur attachement aux grandes œuvres scéniques et un contenu populaire que la composition musicale magnifie. Le drame et l’air populaire : de quoi redonner vie à des œuvres sinon oubliées du moins ignorées.
La création du 19 décembre 2018 restera sans doute dans les annales. Ce soir-là, sous les dorures de la salle Favart, une interprétation magique du Hamlet d’Ambroise Thomas a ravi un public qui ne s’attendait pas à tant d’intelligence et de sensibilité sur un opéra qui pèche par tant de points. Car nombre de poncifs de l’époque s’y retrouvent et l’individu en attente d’émerveillements qu’est le spectateur aurait été déçu s’il s’était contenté d’écouter la partition ou de lire le livret. Pour opérer la magie, l’opéra a besoin de réunir les acteurs multiples qui font les arts vivants.
Un Hamlet incarné. Ainsi du rôle d’Hamlet. La qualité musicale de l’interprétation du baryton Stéphane Degout s’est augmentée d’un jeu profond qui entraîne le spectateur dans les replis tourmentés de l'âme du fils du roi du Danemark. Il n’est pas nécessaire d’interroger l’acteur pour saisir la quête du rôle qu’il a dû opérer sous la direction du metteur en scène. Cyril Teste n’a pas « traité » Carré et Barbier, il a interrogé Shakespeare avec l’acteur, retrouvant les accents de drame humain que le livret édulcore en drames de l’époque. Un livret qui ne parvient pas à faire question de l’être et du non-être, préférant « Être ou ne pas être ! Ô mystère ! Mourir ! Dormir ! Rêver peut-être… ». Un livret qui, ne sachant transcender ce goût particulier de l’époque pour la grandiloquence pudique, ne connaît d’astres « qu’éternels », d’âme que « chaste et pure ».
Même profondeur pour Ophélie à qui l’opéra consacre un acte complet, le quatrième. L’appareillage complexe de la mise en scène s’efface devant l’exigence de simplicité. Ophélie vient chanter à genoux sur le devant de scène et sa ballade mortelle se suffit à elle-même, d’autant que Sabine Devieilhe impose silence et respect à la salle comblée qui lui fait aussitôt un triomphe.
La scénographie est complexe, car Cyril Teste multiplie les distances, et donc les lectures, ce dont le texte a bien besoin. D’abord en « invitant le cinéma sur le plateau », comme il sait si bien le faire. Ainsi Hamlet proche de la folie déambule à travers la réception festive que donnent roi et reine créant une histoire dans l’histoire. Ainsi un détail prend la force du tableau d'ensemble, et vit de façon autonome à son côté, lorsque la caméra en fait objet d’attention. Et le mouvement permanent des rideaux blancs séparant les espaces tout en servant d’écran ajoute du temps à la scène.
La mise en scène simple de la ballade d’Ophélie préside à d’autres moments. Particulièrement au meurtre du roi, incarné par un Laurent Alvaro en juste équilibre entre le « traître pervers » et le désespéré qui a « livré (son) âme à l’éternelle mort ». Et à l’apparition du spectre du père d’Hamlet qui fut tant décrié à la création pour un appareillage « bardé de fer et coiffé d’un heaume à deux cornes » (Revue des deux mondes). Il est ici en pull sombre qui s’oublie sitôt que la profonde voix de basse de Jérôme Varnier intime ses ordres.
Et mon tout est un succès. Cette multiplicité des jeux de l’opéra, scénographie, acteurs, chanteurs, chœurs, musiciens, cameramen, techniciens, livret et partition aurait été en droit d’assumer ici et là quelques faiblesses que l’œuvre originale présente. Ce n’est pas le cas. Cyril Teste écrase le livret sous le mythe d’Hamlet et d’Ophélie, Louis Langrée exige le meilleur d’Ambroise Thomas pour hausser à hauteur de drame l’horreur qui se noue dès la première scène. Tous vont ensemble chercher le spectateur pour une pièce qui commence et finit avec la mort d’un roi, voit naître et mourir un amour sublimé par la femme, mélange folie, vengeance et désespoir, et couronne enfin celui qui ne voulait pas régner. « En définitive, un opéra d’Hamlet ne se conçoit pas » écrivait un critique du XIXe siècle que rapporte le programme toujours bien pensé. Il n’a pas été autorisé à assez vivre pour être démenti.
Hamlet, opéra en cinq actes d’Ambroise Thomas. Livret de Michel Carré et Jules Barbier d’après Shakespeare. Créé le 9 mars 1868 à l’Opéra-Comique. Direction musicale, Louis Langrée. Mise en scène, Cyril Teste. Avec Stéphane Degout, Sabine Devieilhe, Laurent Alvaro, Sylvie Brunet-Grupposo, Julien Behr, Jérôme Varnier, Kevin Amiel, Yoann Dubruque, Nicolas Legoux. Choeur Les éléments. Orchestre des Champs-Élysées. À 20h, à l'Opéra-Comique du 19 au 29 décembre 2018.