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Robin Renucci : « que La Criée soit une belle maison de production pour tous les publics »

par Pierre Magnetto
Après onze années de direction aux Tréteaux de France, Robin Renucci a pris la direction du Théâtre National de Marseille le 1er juillet dernier. © Fabrice Robin
Après onze années de direction aux Tréteaux de France, Robin Renucci a pris la direction du Théâtre National de Marseille le 1er juillet dernier. © Fabrice Robin
Arts vivants Théâtre Publié le 18/07/2022
Le 17 juillet, le rideau est tombé au Off Avignon sur la dernière représentation d’Andromaque avec laquelle Robin Renucci a signé dans le cadre des Tréteaux de France une mise en scène haletante. Désormais, le comédien et metteur en scène va se consacrer pleinement au Théâtre National de Marseille dont il a pris la direction le 1er juillet. Retour dans un entretien au long cours sur son travail avec Racine et sur son projet pour La Criée.

Vous avez présenté Andromaque au Off Avignon jusqu’au 17 juillet, pourquoi le choix de cette œuvre alors que vous avez plus récemment mis en scène Phèdre ?

 

La programmation a été bouclée avant que je crée Phèdre avec les Tréteaux de France. A ce moment-là j’avais déjà travaillé sur trois œuvres de Racine, Britannicus, Bérénice et Andromaque. Ça a été un choix entre Julien Gelas, le directeur du Théâtre du Chêne Noir et moi-même. Il fallait arriver avec un spectacle le plus léger possible, parce qu’au Chêne Noir nous n’avions qu’un quart d’heure pour passer d’un plateau à l’autre, démonter les décors du spectacle précédent et monter le nôtre. Le travail de mise en place ne pouvait pas prendre plus de dix minutes. Andromaque s’y prêtait parfaitement.

 

Dans Andromaque, comme dans Phèdre d’ailleurs, vous avez opté pour un décor à minima avec une piste circulaire sur laquelle évoluent les acteurs, et l’annonce des changements d’acte par un gong. Pourquoi ces choix de mise en scène ?

 

Je souhaitais monter quatre pièces de Racine avec une progression dramaturgique mais sans faire dans le spectaculaire. Depuis Bérénice jusqu’à Phèdre il y a une évolution. Phèdre se déroule sur un plateau circulaire qui ne touche pas vraiment le sol car les personnages sont des demi-dieux. Les comédiens y accèdent par quatre rampes autour du plateau. J’ai monté une tétralogie, quatre pièces qui forment un ensemble. Les changements d’actes sont marqués par un gong indiquant distinctement le passage de l’un à l’autre. Si on n’a pas le texte sous les yeux, s‘il n’y a pas de changement de décor ou s’il n’y a pas un travail de mise en découpage, on n’entend pas forcément ce passage. Chaque acte dure une vingtaine de minutes parce qu’à Versailles il fallait changer les bougies toutes les vingt minutes. Ce gong, un coup pour le premier acte, deux coups pour le deuxième, et ainsi de suite, est une manière de rendre compte de cela.

 

Bérénice, Britannicus, Andromaque, Phèdre, depuis 2019 vous avez mis en scène quatre œuvres de Jean Racine,  qu’est-ce qui vous passionne chez cet auteur ?

 

Parallèlement j’ai monté aussi des adaptations de romans et d’autres pièces, mais je voulais faire ce petit chemin avec Racine parce que je crois que c’est peut-être un des auteurs les plus difficiles à monter. Le récit est complexe, la prosodie est difficile – l’alexandrin il faut s’y plonger, il faut avoir une méthode, une harmonie collective avec tous les acteurs que l’on emploie, il faut que les personnages parlent la même langue. C’est aussi un manifeste en hommage à la langue française. Notre théâtre n’est pas le théâtre anglais, allemand, italien… Notre théâtre est un héritage langagier datant du XVIIe siècle. Les grandes oeuvres chez nous ont été écrites à cette époque-là. C’est une langue classique qui n’existe pas dans d’autres pays, une spécificité française qu’il ne faut pas oublier. Je ne vais pas monter toute ma vie du classique français, mais le faire au moins pendant un temps dans un centre dramatique national ça me semblait un minimum. Quatre pièces, ça donnait un parcours pour le spectateur. Je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas minorer sa capacité sensible et son intelligence. En lui présentant des œuvres très exigeantes comme celles-là j’ai remarqué combien il était un bon spectateur.

 

En avez-vous terminé avec Racine ?

 

On ne sait jamais. En tout cas je n’en ai pas terminé avec la langue. J’ai une soif de langue parce que la langue qu’on nous parle dans la vie de tous les jours est très peu riche. C’est parfois une langue d’injonction comme dans la publicité. Il y a cette phrase d’Alain Souchon disant « Il faut voir comme on nous parle ». De temps en temps il faut prendre un bain, se laver dans cette eau de poésie avec cet auteur qui est un grand dramaturge. J’y reviendrais peut-être si le reste m’épuise ou si je finis par me perdre.

 

Vous voyez dans le texte d’Andromaque un récit à suspens se nouant autour de figures allégoriques. Comment le travail du metteur en scène et directeur d’acteurs met-il ces dimensions en évidence ?

 

Mon travail est un travail de traducteur dans la langue théâtrale des mots qu’un auteur a couché sur le papier. Il y a mis des émotions, c’est à nous de les relever par la puissance vocale de l’acteur, de donner à entendre les émotions et les pensées afin de traduire cette langue sur le plateau. Comme matériau nous avons le verbe : mettre les mots dans l’ordre où l’auteur les a imaginés, trouver le rythme de la phonétique, relever phonétiquement les sentiments émotionnels écrits sur le papier. Nous avons la syntaxe, si l’auteur met un mot avant un autre c’est pour lui donner de l’importance, sa préoccupation est dans l’adjectif plus que dans le verbe. Tout ça, ça fait un grand magma. Il faut trouver un fil conducteur – pour moi c’est toujours la question du suspens, je veux que le public se demande constamment, « ah, qu’est ce qu’il va se passer maintenant » -

Ensuite, en effet, nous avons des figures allégoriques. Par exemple Andromaque incarne la fidélité à son mari mort. Oreste est un amoureux furieux. Il devient fou littéralement. Qu’est-ce qui l’amène à devenir fou. Il croit qu’il est amoureux d’Hermione, enfin il l’est, elle aussi elle s’imagine qu’elle est amoureuse mais elle va l’utiliser comme un jouet. Donc en plus du suspens il y a cette incarnation et il faut bien que les acteurs sachent ce qu’ils ont à jouer.

 

Cela pose la question de votre relation avec les comédiens pour qu’ils parviennent à exprimer la façon dont vous interprétez les choses, par exemple dans son dernier monologue Hermione, jouée par Maryline Fontaine, porte les émotions à leur paroxysme, ça demande une grande complicité ?

 

Tout à fait  Je travaille souvent avec des acteurs avec lesquels j’ai une connivence. Cette pièce au Chêne Noir, nous avons eu deux heures pour la remettre en place. Il faut des acteurs qui soient disponibles, qui comprennent bien leur metteur en scène qui est un guide. Parfois nous avançons dans le noir, comme les autres, simplement il faut faire confiance à un guide dans le noir. La grande confiance avec les acteurs est première pour moi. Et puis ce sont aussi des acteurs que j’ai connu très jeunes, Maryline a été mon élève au Conservatoire National. C’est une diseuse, pas une lectrice. Elle a joué de nombreux rôles maintenant et elle n’a pas fini de nous étonner. Mon boulot c’est de donner de la liberté aux acteurs.

 

Venons en à votre installation à Marseille. Vous dirigez La Criée depuis le 1er juillet, pourquoi avoir souhaité venir ans cette ville ?

 

J’ai déjà fait un chemin en tant que directeur. J’ai été nommé à la suite de Marcel Maréchal à la direction des Tréteaux de France pendant onze ans. J’ai pu goûter à un travail puissant et je n’en suis pas du tout fatigué. J’ai quitté les Tréteaux de France avec le sentiment de ne pas avoir terminé mon échange avec le public. A Marseille, avec sa diversité, ses 900 000 habitants, il y a encore un grand travail à faire pour pouvoir rencontrer des publics qui m’intéressent, qui me passionnent et avec qui je souhaite rentrer en dialogue. J’avais une possibilité de poursuivre ce travail engagé aux Tréteaux de France, qui est d’aller à la rencontre des publics et de les amener à devenir des amateurs au sens large du terme, des amoureux du théâtre. J’ai fait cette première demande et puis j’ai eu la chance que ma candidature intéresse les collectivités et l’État. J’ai été le candidat choisi pour présider à l’aventure de ce beau théâtre que Marcel Maréchal a également dirigé dans le passé. C’est un signe.

 

A l’occasion de la fin de votre mandat aux Tréteaux de France un ouvrage collectif a été édité intitulé « il n’y a pas d’oeuvre sans public ». N’est-ce pas une évidence ?

 

Non, ça ne va pas de soi de dire qu’il n’y a pas d’œuvre sans public. J’insiste sur cette idée manifeste. Nous tenons en ce qui nous concerne le jeu, notre travail du jeu, du rapport avec le public. C’est par le public que nous sommes animés. Il est à la fois le départ et la résultante des choses, c’est pour lui et avec lui que nous travaillons. Je n’ai pas du tout de révérence envers les grands metteurs en scène qui font des mises en scène spectaculaires parce qu’ils ont envie de monter telle ou telle œuvre; parce qu’ils sont taraudés par l’idée de s’en emparer en se disant « qu’est-ce que je vais faire de cette pièce ». Moi je pars toujours du principe de chercher à savoir ce que cette pièce va faire au public. Ce n’est pas le même point de vue. Quand on se place à midi et qu’on n’est pas de chaque côté de l’aiguille on commet une erreur de parallaxe qui peut conduire à des endroits diamétralement opposés à ceux qu’a voulu indiquer l’auteur. Soit on part de la volonté individuelle du metteur en scène qui a envie de se saisir d’une œuvre pour en faire ce qu’il veut, soit on se demande ce que cette œuvre doit faire au public. Ce n’est pas tout à fait pareil comme regard. Cela passe par la singularité d’un artiste qui a en effet un point de vue, le mien il est clair, je suis un traducteur, l’interprète d’une partition qui tente de faire entendre ce que cette pièce me fait, comment je la ressens pour que d’autres la ressente, sans avoir des points de vue personnels sur l’écriture de quelqu’un dont je me servirais à ma guise, parfois en coupant du texte ou des passages qui m’ennuieraient, que je ne saurais pas comment traiter. Je n’ai jamais enlevé une seule phrase d’un auteur. Ce qui m’intéresse est de résoudre les énigmes comme dans un jeu avec le public. Donc nous tenons du public ce qui nous anime.

 

Cette dernière phrase est justement le titre que vous avez donné à votre projet pour La Criée. Comment cette conviction prendra-t-elle corps dans vos pratiques théâtrales à Marseille ?

 

J’ai commencé par m’intéresser à la nature du public de Marseille, à sa richesse, à sa diversité, à son absence aussi, et ce n’est pas du tout le stigmatiser ou le lui reprocher. A La Criée, même si les salles sont pleines, on retrouve très souvent, comme dans tous les théâtres, à peu près les mêmes spectateurs. Or il faut nécessairement élargir notre base sociale. Cette maison appartient à chacune et à chacun, parce que ce sont les impôts des citoyens, et qu’ils de doivent pas se laisser intimider par ce genre d’endroit, par la pratique, par le fait d’être spectateur, de voir une œuvre, de pouvoir en parler et la critiquer.

Alors comment allons-nous faire ? Nous allons travailler avec les écoles dans le cadre d’une éducation artistique plus engagée. Ça c’est pour le long terme. Ensuite nous allons travailler avec celles et ceux qui ont 15 ans aujourd’hui et qui seront les spectateurs plus assidus du théâtre de La Criée dans quelques années. Nous-nous y prendrons avec des œuvres qui leur parlent, dans lesquelles ils peuvent se reconnaître parce que sur le plateau il y a des gens qui leur ressemblent.

 

Et au-delà des jeunes publics ?

 

Ensuite, et c’est à la base du problème, nous y travaillerons en menant le combat contre les exclusions, les rejets, l’esprit agressif. Les oppositions sont nécessaires en démocratie, mais il faut les rendre fertiles, créatrices. Le théâtre doit aussi parler de ces sujets qui témoignent des oppositions. Nous sommes dans un monde guerrier, il y a la guerre à nos portes, il y a une calamité écologique et une calamité sanitaire qui sont liées pour des tas de raisons dont la consumation de la planète et son pillage. Tout ça c’est à raconter sur les plateaux de théâtre. Par les histoires on peut conscientiser, on peut faire rêver une jeunesse qui ne sait pas encore qu’elle pourrait désirer cet art, le pratiquer. Dans la démocratie française, dans le cadre de la République, tout le monde a des droits culturels, et c’est aussi de la responsabilité des collectivités territoriales de permettre d’y accéder. La place de la culture doit être agrandie à Marseille. Cela peut donner du sens, une boussole, une pensée positive. Je vais travailler avec des compagnies locales par exemple, les autrices et auteurs locaux, il y a beaucoup de choses à faire.

 

C’est le directeur de La Criée qui parle, mais peut-être aussi le membre du Haut conseil de l’éducation artistique et culturelle, non ?

 

Tout est lié. Mes engagements sont convergents sur cette question de l’élargissement du public et du droit de chacune et chacun à cette rencontre avec l’art et la culture qui sont des outils de citoyenneté. Si on parvient à mieux résoudre les conflits par le dialogue, par la parole, par l’affirmation de sa singularité et le respect de celle des autres, on se place sur un chemin très politique. L’opposition n’est pas fertile, n’est pas créatrice, l’opposition est destructrice.

Donc oui, je suis membre d’un Haut conseil pour conseiller la ou le ministre de la Culture, le ou la ministre de l’Éducation nationale. Ça va même au-delà puisque la culture est partout, elle est transversale, elle est dans la vie, elle est dans l’architecture et nos espaces de vie, elle est dans le social, dans la façon dont on traite les soins, les hôpitaux. On ne peut l’isoler en silo, la réserver à certains qui auraient la capacité de s’élever parce qu’ils sont dans une situation confortable. Je pense qu’il faut considérer la culture comme un oxygène, un soin pour tous, y compris pour celles et ceux qui ont peu, voire qui n’ont rien. Il ne faut pas que les élus sacrifient la culture à la dimension sociale par exemple. Tout est totalement lié. Parfois c’est sur un chemin où on a fait ou entendu quelque chose que l’on peut trouver sa liberté. Cette liberté qui donne ensuite la force de trouver un travail, de poursuivre sa vie, de se dire j’y ai droit et je ne dois pas me laisser intimider par des gens ou des lieux dans lesquels je ne rentre pas parce qu’ils ne sont pas pour moi. Il faut rompre cette phrase « ce n’est pas pour moi ».

 

Vous allez travailler avec Alice Zeniter et François Cervantès. Vous-vous entourez de deux collectifs, d’une metteuse et d’un metteur en scène, mais aussi d’un groupe d’intellectuels. Dans quelle optique ? Qu’attendez-vous d’eux ?

 

Nous ferons aussi ce qu’ils désireront, le projet doit être monté avec leur assentiment. Cette manière de travailler, c’est une main tendue à certains artistes et penseurs pour leur dire qu’à Marseille aujourd’hui il y a quelque chose qui est en train de se passer, dont il faut témoigner. C’est le cas pour les philosophes Barbara Cassin ou Cynthia Fleury, pour le psychanalyste Roland Gori. Ce sont des gens qui vont témoigner de l’aventure, qui vont agir en tant qu’auteurs : Alice Zeniter et François Cervantès ont déjà des commandes qui sont en train de naître. Ça prendra le temps de mûrir. Ce sont des compagnons de ce projet qui iront à leur rythme. François Cervantès qui est du territoire mais surtout un très bon auteur de théâtre, est en train de voyager en Afrique et dans le bassin méditerranéen pour chercher des récits et nous les rapporter à Marseille. Et puis l’autrice Alice Zeniter, vue son origine kabyle, peut par sa méditerranéïté apporter beaucoup d’éléments d’invention, d’écriture. Je la connais, nous avons travaillé ensemble sur d’autres textes en Corse à l’ARIA. Je m‘entoure de gens fidèles qui sont capables de résoudre cette énigme avec moi de la rencontre avec le public marseillais à travers des histoires à raconter, capables aussi de porter un regard critique sur notre aventure.

 

Vous faites aussi appel à deux collectifs de jeunes artistes. Quel sera leur rôle dans le dispositif ?

 

Effectivement ce sont des collectifs de jeunes gens. Parmi eux certains ont été mes élèves au Conservatoire National. Aujourd’hui ils sont soucieux non pas d’être dans des salles noires, mais d’aller dans la rue, dans des lieux qui ne sont pas destinés au public, comme le Nouveau Théâtre Populaire ou le collectif 49701. C’est très cohérent pour moi tout ça. Aller vers les gens, il faut des moyens pour le faire, mais il faut encore avoir les personnes, des artistes qui écrivent et qu’il faut produire pour que La Criée soit une belle maison de production. Un centre dramatique c’est une maison de production d’œuvres, et la directrice ou le directeur est le promoteur de cette création nouvelle à construire avec et pour le public.

 

*Andromaque en tournée le 28 juillet 2022 à 18h, Château de Châteaudun (Eure-et-Loir). Mise en scène Robin Renucci avec  Judith D’Aleazzo Cléone, Thomas Fitterer Pylade, Marilyne Fontaine Hermione, Solenn Goix Céphise, Julien Léonelli Oreste, Sylvain Méallet Pyrrhus, Patrick Palmero Phoenix, Chani Sabaty Andromaque

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