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Sylvain Creuzevault : « Quelle forme théâtrale requiert notre temps ? »

par Véronique Giraud
Sylvain Creuzevault © Simon Gosselin
Sylvain Creuzevault © Simon Gosselin
Arts vivants Théâtre Publié le 23/03/2022
Passionné par le communisme, Sylvain Creuzevault poursuit le même travail avec son adaptation des Frères Karamazov de Dostoïevski. Le metteur en scène explique également le processus qui l'a amené à fonder l'école du Parti et à proposer de partager sa vision singulière du théâtre avec d'autres acteurs et actrices.

Pourquoi la question du communisme ?

L’idée du communisme commence bien avant le début de la modernité politique, elle trouve des formes dans le monde médiéval. C’est comme une archéologie du communisme qui m’intéresse, d’un point de vue politique et philosophique. D’un point de vue théâtral, elle a aussi sa généalogie : construire des dramaturgies de la vie en commun des hommes a pris des formes particulières d’écriture, de spectacle, d’art de l’acteur. Mais, dans cette généalogie, quelle forme requiert notre temps ?

Aujourd’hui la question de l’organisation sociale collective ne peut pas être contournée. Si elle continue à l’être, la catastrophe qui est en cours ne pourra que progresser. Brecht a dit : « Le fascisme n’est pas le fruit du XXe siècle, il est le fruit de tous les siècles ». Simplement il se transforme. Je m’intéresse à ce que le théâtre a à voir avec ça. Le théâtre comme art de l’acteur, pas le théâtre comme discours politique. Si on rend compte des choses trop frontalement, comme on le voit beaucoup aujourd’hui où on met des discours sur scène, ça ne fait pas théâtre. Ça épuise même le théâtre.

 

Quel est votre lien avec Dostoïevski ?

Si je me suis intéressé à Dostoïevski pendant cinq ans, c’est précisément parce que dans sa vie la question du communisme, qui n'a pas ce nom à ce moment-là, l’interroge et l’inquiète beaucoup. Dans la mise en scène de Dostoïevski, la question du communisme n’est pas traitée frontalement, mais elle circule comme éthique, ce qui est passionnant.

 

Sur la scène des Frères Karamazov, une phrase s’inscrit dans un décor blanc " Si Dieu est mort tout est permis "…

Cet aphorisme n’a pas fini de déplier ses interprétations, dans le champ religieux comme dans le champ social et historique. Il est interdit de toucher à un être de la création, c’est un des commandements. Donc on organise, par l’empêchement, par l’interdit, que ne se reproduise la possibilité du crime. Dieu fait figure à cet endroit-là aussi de sauvegarde pour Ivan l’athée. Pour Dostoïevski, le socialisme c’est un athéisme. Le roman Les démons devait s’appeler L’athéisme. Pour lui l’athéisme, ou le doute radical, c’est le début de l’impossibilité de la vie en commun des hommes et non pas sa solution, il faut une sauvegarde, qu’on appelle Dieu.

 

Cela interroge notre contemporanéité…

Oui, évidemment. La phrase attribuée à Malraux dans les années 50 : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » nous interroge. Les tentatives historiques et politiques des régimes du XIXe siècle issues de la pensée athée s’étant effondrées et ayant produit des horreurs, quelque chose renaît aujourd'hui de cet épuisement. Au XXIe siècle, les oppositions frontales entre libéralisme et communisme, entre science et religion, cherchent à se dialectiser.

 

Vous avez fondé en 2021 les conseils Arlequin, école du Parti. De quoi s’agit-il ?

J’ai commencé à travailler l’œuvre de Peter Weiss intitulée L’esthétique de la résistance, qui raconte l’histoire de la résistance allemande au nazisme. Dans les théâtres partenaires (Colmar, Aubervilliers, Bobigny, dans le Limousin, à Toulouse…), nous avons créé des « conseils Arlequin » dont font partie les acteurs. Avec eux, on fait des formes courtes à destination de spectateurs qui ne viennent pas au théâtre. L’idée est de faire une forme d’une heure, une heure de classe, de pause, de déjeuner. Les conseils Arlequin travaillent sur tout le territoire. Toutes ces formes seront réunies dans notre festival fin juillet 2022, aux abattoirs à Eymoutiers, notre lieu, puis dans d’autres festivals dans les saisons prochaines.

C’est comme un mécanisme d’horlogerie, avec des petits rouages qui tournent très vite et des rouages plus gros. Chaque rouage entraîne le mécanisme vers l’image complétée. Il y aura la pièce de la compagnie, prête pour l’été 2023, puis une pièce qui sera le spectacle de sortie du groupe 47 (l’école du TNS, scène dirigée par Stanislas Nordey), les petites pièces du conseil Arlequin. Tout ça forme l’école du Parti, sorte de théâtre volant qui interroge l’art de l’acteur via une généalogie de tout ce dont on vient de parler.

 

De quel Parti s'agit-il ?

Je ne le qualifie pas pour le moment. Quand on commence quelque chose, en l’occurrence une école, parfois, comme nous l’ont enseigné les avant-gardes artistiques, un groupe se forme positivement, du fait d’un ennemi commun par exemple. Cela en fait un rassemblement négatif, défensif. Pendant des années notre compagnie s’est posée la question de savoir comment une compagnie devenait un théâtre. En 2016, on a commencé à construire les Abattoirs d’Eymoutiers, la question du théâtre se réalise. L'autre  question qui s’est posée en 2015 c’est comment une compagnie devient une école. L’école au sens de Vitez, c’est-à-dire pas pour dispenser de manière autoritaire ce qu’elle pense être le théâtre, mais l’école création, c’est-à-dire comment la création théâtrale et l’école c’est une et même chose.

Notre manière de travailler le théâtre, d’écrire, d’en circonscrire les rapports de force de notre temps, peut être continuée. À 40, 45 ans, nous sommes les darons, et, à l’invitation de Stanislas Nordey, j’ai décidé d’accepter de passer beaucoup de temps avec les élèves du groupe 47. Ils ont une vingtaine d’années, leur jeunesse est structurée très différemment de celle qui fut la mienne, celle des années 80.

Pour l’instant l'école n’a pas de lieu fixe, elle est là où nous allons. Mais elle se pose aussi dans la perspective de l’institutionnalisation de notre pratique théâtrale, une institution constituante et non conservatrice.

La manière dont l’école du Parti critique la position de l’universalisme d’État interroge la situation d'un enseignement. Pas uniquement de manière politique, de manière théâtrale aussi.

 

Quel a été le processus ?

Pendant le confinement n°2, j’ai envoyé une lettre à plusieurs directrices et directeurs de CDN en disant que j'allais travailler le processus de la résistance : l’école du Parti a été fondée, je vous propose de travailler avec un petit nombre d’acteurs et d’actrices qui travaillent avec vous sur votre territoire et de former un conseil arlequin pour essayer de faire front commun à travers une œuvre, par une œuvre. Certains ont suivi, d’autres pas, ça se construit au fur et à mesure. De mon côté, je me pose la question de candidater au théâtre de Strasbourg, qui a une école nationale.

 

BIO : Metteur en scène de Brecht et Heiner Müller, Sylvain Creuzevault crée sa seconde compagnie Le Singe en 2012. Ces dernières années, il met notamment en scène Banquet Capital, les Frères Karamazov, puis Le grand inquisiteur d'après Dostoievski. À l'invitation de Stanislas Nordey, il collabore régulièrement avec les élèves du groupe 47 du TNS.

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