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Kirill Serebrennikov et Ren Hang, artistes frères et libres

par Véronique Giraud
Ouside, créé au Festival d'Avignon 2019, fait se rencontrer Kirill Serebrennikov et Ren Huang, par la fiction et la prodigieuse inventivité du dramaturge russe, servi par des comédiens-danseurs exceptionnels. ©i rapolyarnaya
Ouside, créé au Festival d'Avignon 2019, fait se rencontrer Kirill Serebrennikov et Ren Huang, par la fiction et la prodigieuse inventivité du dramaturge russe, servi par des comédiens-danseurs exceptionnels. ©i rapolyarnaya
Les magnifiques comédiens du Centre Gogol saluent en portant un TShirt sur lequel on lit
Les magnifiques comédiens du Centre Gogol saluent en portant un TShirt sur lequel on lit "Kirill Serebrennikov libre", sous les applaudissements du public de l'Autre Scène du Grand Avignon venus assister à la création du dramaturge auquel la justice russe interdit de quitter Moscou. ©Rivaud/NAJA
Arts vivants Théâtre Publié le 20/07/2019
Ren Hang et Kirill Serebrennikov devaient se rencontrer. Le suicide du jeune photographe et poète chinois, dont il se sentait proche artistiquement, fut un choc pour le dramaturge russe. Mais la rencontre a bien eu lieu à l'Autre Scène du Grand Avignon avec "Outside".

Avec Kirill Serebrennikov, l’édition 2019 du Festival d’Avignon est secouée d’une grande bourrasque libertaire. D’abord parce que sa création Outside, qu’il a conçue pour Avignon, le dramaturge russe l’a imaginée alors qu’il était assigné en résidence à Moscou. Toujours interdit de déplacement hors la capitale, il n'a pu assister à sa pièce. Ensuite parce qu’elle lui a été inspirée par Ren Hang, un poète et photographe chinois, lui aussi privé de liberté d’expression dans son pays et qui s’est suicidé en 2017, le jour de ses 30 ans et deux jours avant la date où ils devaient enfin se rencontrer. Qu’ont en commun les deux artistes ? Chacun né dans un pays où le droit à la création est limité et où la censure s’exerce sévèrement, où déplaire suffit pour se retrouver enfermé, ils ont su tous deux préserver leur esthétique novatrice malgré tout et tous. Inventant des stratagèmes leur permettant d’échapper aux regards désapprobateurs et au jugement de la société et à la violence de ses tribunaux. Les sanctions que chacun a subies ne semblent pas avoir affecté leur énergie créatrice. Ils ont su composer avec leur pressentiment d’être différents, et une exceptionnelle capacité à rester libres, à se maintenir en dehors du compromis.

 

Faire danser les images. Ren Hang n’est plus. Mais de l'éternel jeune homme restent les photos publiées dans les magazines de luxe et de mode qui l’ont sollicité aux États-Unis et en France. Restent surtout les photos de sa mère, et celles, plus nombreuses encore, de ses amis ou des jeunes gens venus frapper à la porte de son petit appartement de Pékin pour devenir ses modèles, ou qui l'ont suivi la nuit, dans un jardin pour marier leurs corps à la végétation. L’artiste chinois, comme on l’entend dans la pièce, revendique la pornographie. Avec ses images de nus et ses poèmes d’une singulière beauté, comme venus de nulle part. Les fleurs, les oiseaux, les papillons, les herbes jouent avec la blancheur des corps juvénile juste rehaussés de rouge sur les lèvres et sur les ongles. Ou de noir. Les longs cheveux noirs et soyeux jouent avec le visage diaphane des filles que seul le carmin de la bouche relève. Les sexes se parent de fleurs, ou s’ouvrent à la lumière. Le grain de la peau, sa blancheur, ses ombres, les courbes nées de l’enchevêtrement de plusieurs corps parlent de la vie. Et les sauts de cette jeunesse dans le vide se sont figés pour toujours. Rien d’étonnant à ce que le dramaturge russe s’empare d’une esthétique si sûre et de la personnalité d’un jeune homme qui ne comprend pas pourquoi il est interdit de fixer le corps humain et ses possibles. Par-delà les frontières, une fraternité s’est imposée.

 

Fraternité artistique. Sur scène, un comédien, sorte de double de Kirill Serebrennikov, regarde le ciel. Il est accroupi sur le rebord de l’immense fenêtre de son minuscule studio. Derrière lui, alors qu’il se relève, son ombre s’étend sur le parquet. L’artiste et son ombre jouent ensemble, allant jusqu’à se parler. L’irruption, comique autant qu’intempestive, du FSB conduit à une longue fouille de son corps et de son appartement. L’artiste rend la politesse avec deux des hommes du FSB restés chez lui. Tout en se moquant, il les amène à accepter de tremper leurs sexes dans un pot de peinture verte, puis joyeusement prend un selfie avec les deux hommes. Une image absurde qu’aurait sans doute comprise Ren Hang. La fraternité se concrétise.

Un peu plus tard, Ren Hang lui-même arrive sur scène, prend place dans le petit appartement. Quelques confidences entre les deux protagonistes, puis les jeunes comédiens danseurs vont prendre la pose, et multiplier les positions qui rappellent sans équivoque celles que le photographe inventait avec ses amis. Les corps nus, musclés et virtuoses, diffèrent de ceux des Chinois. Serebrennikov leur fait jouer et danser les photographies de Ren Hang, leur donne chair et vie. C’est un magnifique moment de cohésion entre l’art du dramaturge et celui de l’artiste de l’image.

 

Outside. Ren Hang, dont l'homosexualité et les sujets de ses œuvres exposaient à la censure, n'a jamais voulu vivre ailleurs qu'en Chine, son pays. Adoptant le silence, il s'est toujours tenu à l'écart de toute position politique. Kirill Serebrennikov considère, lui, que le théâtre est politique, et la politique de son pays, la Russie, le lui rend bien. À travers les dialogues parlés et chantés, sous-titrés du russe au français et à l’anglais, Serebrennikov nous en dit plus sur lui-même et surtout sur la liberté dans son pays, à travers le magnifique personnage d'un danseur étoile qui explique qu'on lui a demandé de se laisser pousser un gros cul et de grosses jambes afin de ne pouvoir s'échapper du théâtre national… Il fait aussi parler le poète Ren Hang : « Je vis au pays des couteaux, je ne suis pas un couteau mais la balafre, je suis la balafre au pays des couteaux ». Ils sont tous deux de ces artistes qui, même enfermés dans l'interdiction ou dans une cellule, savent que leur esprit aventureux et libertaire leur font échapper à leurs bourreaux, les maintient toujours en dehors. Jusqu'à l'épuisement pour Ren Hang. Jusqu'à Avignon aujourd'hui pour Kirill Serebrennikov.

 

Outside. Mise en scène, scénographie, dramaturgie Kirill Serebrennikov. Chorégraphie Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin. Musique Ilya Demutsky. Costumes Tatiana Dolmatovskaya. Lumière Serguey Koucher. Assistanat à la mise en scène Anna Shalashova. Création 2019. Du 16 au 23 juillet à 15h. L'Autre Scène du Grand Avignon - Vedène, dans le cadre du Festival d'Avignon.

 

 

 

 

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